Le Citipass s’invite au réveillon du Nouvel An

Citipass, épisode 6

Laura m’avait promis un réveillon du Nouvel An mémorable, ce à quoi j’avais rétorqué dans un haussement d’épaules fataliste qu’il serait au mieux décevant, au pire déprimant. Rien d’inhabituel en tout cas.

À ma gauche, elle papotait joyeusement avec sa sœur en sirotant un vin chaud dont la couleur était parfaitement assortie aux tonalités d’aubergine de sa doudoune de ski. Le ciel était d’un bleu immaculé, le domaine skiable s’étendait à perte de vue et les deux filles avaient la terrasse du bar d’altitude pour elles toutes seules. Elles serraient les tasses entre leurs moufles, soufflant entre deux phrases sur les vapeurs d’alcool qui embuaient leurs lunettes de soleil. Mon beau-frère n’avait pas daigné se joindre à nous, préférant la compagnie de ses potes quelque part entre le lac Brahmatal et Loharjung, l’un des plus beaux treks himalayens à ce qu’il disait.

À ma droite, les parents de Laura avaient choisi le Nouvel An pour profiter de la croisière sur le Danube qu’on leur avait offerte pour leur anniversaire de mariage. Préférant la consommer plutôt que de la savourer, ils en avaient accéléré le déroulement si bien qu’en une seule journée, ils avaient navigué depuis Vienne en Autriche jusqu’à la mer Noire, visitant au passage six escales. Allongés sur les chaises longues du toit-terrasse du HM Wolfgang-Amadeus, une flûte de champagne à la main, ils nous avaient rejoints comme convenu pour le passage à la nouvelle année, après avoir assisté à l’inoubliable fête mozartienne donnée plus tôt à bord pour l’arrivée à Tulcea. 

— Est-ce donc cela, Monsieur le Président, le concept de médecine 3.0 ? Insister pour vous administrer un traitement médical inefficace, vous priver de vie sociale et de revenus si vous persistez à refuser, et ne même pas faire semblant que ce soit ni dans votre propre intérêt ni même dans celui de la collectivité ?

Mon avocate était remontée comme un coucou et je me plaisais à contempler la face livide du procureur de l’État qui subissait ses saillies sans pouvoir répliquer. Face à lui, le visage momifié, le juge nous toisait du haut d’une imposante chaire dont j’espérais bien le voir dégringoler, en tout cas au figuré. Je m’empiffrais d’une grosse bouchée de millefeuille à la crème pâtissière qui dégoulina sur mes joues, un plaisir interdit de peur d’exploser mon quota autorisé de glucides mensuels. Faute de pouvoir le faire rouler sur ma langue, je me demandais quand même si le cognac Hennessy Beauté du Siècle qui l’accompagnait valait les deux cent mille dollars de l’étiquette. L’avocate fit quelques pas de côté en agitant les manches de sa robe noire impeccablement ajustée, si bien que le magistrat suprême fut un instant caché par sa magnifique chute de rein. Je l’avais choisie autant pour ses compétences, qui m’avaient coûté un œil, que pour ses immenses jambes que j’aurais bien aimé prendre à mon cou, si j’en avais eu les moyens. 

— … des séries d’interdictions absurdes, d’injonctions contradictoires et d’obligations humiliantes, Monsieur le Président. Cela fait maintenant des années que les gouvernements successifs nous autorisent à vivre, mais nous interdisent d’exister.

Tandis que la belle continuait à dérouler l’argumentaire qui, je l’espérais, mettrait le système en pièces en révélant au grand jour des années de démocrature, je me pris à repenser à la façon dont tout cela avait commencé. Une drôle de coïncidence, comme le claironnaient les complonazites. Après la Première pandémie, l’empilement aussi contradictoire qu’absurde d’un millefeuille de restrictions avait été considéré comme un moindre mal par cinquante-huit pour cent de la population selon les chiffres officiels, au point d’entrer dans le droit commun grâce à un vote législatif aussi historique que suicidaire. 

Certains esprits étroits ayant oublié que toute portion de liberté perdue n’est jamais recouvrée, feu le pass sanitaire s’était savamment transformé en un Citipass dont les applications santé (le HealthPass), de divertissement (le Ludopass), de paiement (le Paypass), et j’en passe, gouvernaient désormais nos vies quotidiennes à grands coups d’interdictions qui n’avaient même plus besoin d’être étayées par le législateur. S’asseyant sur la notion périlleuse de libre arbitre, l’État avait décidé de protéger les citoyens d’eux-mêmes, c’était comme ça, point. 

Curieusement, lorsque les mesures de distanciation physique furent abolies pour les activités quotidiennes, une grande majorité de la population hésita à renouer avec les contacts sociaux. Après des années de propagande politico-médiatique, notre prochain, du latin propeanus, « proche », était désormais préférentiellement tenu éloigné au nom d’un principe de précaution aussi absurde que librement consenti. La plupart des activités professionnelles, y compris les voyages d’affaires, étaient donc organisées à distance, sauf dans les services essentiels de l’Administration, la sécurité, la défense et la justice, ces trois organismes qui assuraient, d’une main de fer dans un gant de mensonges, la survie du système en place.

C’est à ce moment-là qu’apparut bien opportunément Metaplex, l’application de réalité virtuelle du Citipass. Un casque VR sur les yeux et les oreilles, une paire de gants tactiles, et on passait en un instant d’une réunion de bureau à la visite d’une lointaine capitale ou un film en 3D, voire pour les plus riches en crédit social — un capitalisme débridé prospérant aussi dans le virtuel —, à des activités de divertissement culturelles ou sportives. Polisson, l’application pour adulte du Citipass, s’était immédiatement lancée dans l’aventure en proposant quelques accessoires hors de prix, mais tellement commodes. Metaplex permettant donc à tout un chacun de se déplacer sans quitter son fauteuil, on économisait sur son crédit carbone tout en échappant au paiement d’une taxe de soin au cas où l’on se serait rendu malade après d’impardonnables agapes en famille. Ainsi, je ripaillais de pâtisseries et d’alcools hors de prix sans aucun risque pour ma couverture santé. C’était du faux, mais ça avait presque le goût du vrai, grâce aux jets d’air pulsé que le casque projetait sur les lèvres. 

Chacun chez soi, mais tous ensemble proclamait Metaplex, un nouveau modèle de socialisation illustré par ce réveillon au sein de la même Safe Sphere grâce à laquelle, depuis le Palais de justice, je côtoyais Laura et sa sœur au ski, et ses parents en croisière. Les miens, classés par les nouvelles normes sociales dans la catégorie surannés et poussiéreux, se tenaient courageusement à l’écart de trop de technologie, préférant au slogan de Metaplex un Mieux à deux en vrai qu’à plein en faux qui sonnait comme du miel à mes oreilles. Je les aurais volontiers rejoints si la géolocalisation en continu du Citipass n’allait pas s’alarmer que je fréquente cette sous-catégorie de citoyens. Certains avaient perdu leur emploi pour moins que ça.

— … lorsque Monsieur le Procureur de l’État parlait de fake news il y a quelques minutes, je me suis un instant demandé s’il ne s’agissait pas d’une bienheureuse autocritique depuis que la soi-disant lutte contre la désinformation a bien opportunément remplacé les débats contradictoires !

Avec une mimique particulièrement sexy obtenue grâce à une programmation appropriée, l’avocate humecta ses lèvres du bout de sa langue en me lançant un clin d’œil confiant. Je jetais par principe un coup d’œil rapide à la Rolex Submariner qui dépassait de la manche de mon smoking tissé chez Loro Piana. J’avais perdu la notion du temps, si bien que je ne pouvais qu’espérer que la Cour ait le temps de considérer, avant les douze coups de minuit et la fermeture du salon, ma plainte comme légitime et ordonner la dissolution immédiate de l’Assemblée nationale pour la remplacer par un collège de citoyens tirés au sort. Une victoire virtuelle, certes, mais qui compenserait peut-être mes regrets de perdre du temps dans ces insipides réunions qui n’avaient de festives que le nom. Heureusement qu’il y avait l’avocate, je l’aurais bien fait plaider en sous-vêtements si Laura n’avait pas été en contrôle du salon. Justement, la pénaliste se mit à me défendre en silence, tandis que la voix de ma blonde emplissait mon casque.

— Attention tout le monde, plus que dix secondes ! Neuf… Huit…

Les deux sœurs avaient remonté les lunettes de soleil sur leurs bonnets, plissant les yeux sous l’éclat du soleil d’altitude. Dans un miracle que Jésus lui-même n’aurait pas renié, leurs tasses de vin chaud s’étaient transformées en flûtes de champagne, tout comme mon verre de cognac hors d’âge que j’aurais préféré conserver, mais bon. 

— Sept… Six… Cinq…

Pour le verdict historique, c’était mort, la grande asperge n’avait même pas fini de plaider. Depuis le pont du MV Wolfgang-Amadeus, les parents de Laura se tournèrent vers nous en levant les flûtes qu’ils avaient bien opportunément choisies pour l’occasion.

— Quatre… Trois… Deux…

C’est à ce moment-là que j’aurais aimé avoir un bouton pour arrêter le temps. Je serais retourné au tribunal, on aurait gagné et pour fêter ça, j’aurais culbuté l’avocate dans la suite nuptiale du Ritz-Carlton.

— Un… Bonne année !

Les ambiances se dématérialisèrent, laissant place à un majestueux feu d’artifice général accompagné de la musique d’un orchestre de chambre. Et puis plus rien, rien que le noir et le silence. Le réveillon était terminé.

Je détachais dans un premier temps mes gants avant d’ôter mon casque VR. Monde virtuel ou pas, Laura avait quand même fait l’effort de se pomponner dans le monde réel et je devais m’avouer qu’elle était jolie comme tout. Pour ma part, je regrettais d’avoir conservé des chaussettes dont le motif jacquard jurait avec les rayures de mon pyjama. Sur la table basse du salon trônait une bouteille de Prosecco série limitée Nouvel An et un bol de chips.

— C’était génial, non ? s’exclama Laura, le visage éclairé d’une joie puérile. 

Je tentais un sourire sincère qui m’apparut davantage comme une affligeante grimace et m’emparais de la bouteille. Ce soir, faute de mieux, j’allais la savourer jusqu’à la dernière goutte. Achetée à moitié prix au marché noir plutôt qu’à la STACQ, le monopole étatique du tabac, de l’alcool et du cannabis, je tenais ma petite revanche personnelle contre un système que j’exécrais. Je me détestais d’ailleurs presque autant d’accepter passivement de m’y conformer. Seuls ceux qui ont peu à perdre et beaucoup à gagner prennent des risques.

Je repensais à mes parents et au réveillon que l’on aurait pu passer ensemble. À cet instant, j’aurais volontiers échangé l’inabordable cognac Hennessy Beauté du Siècle contre leurs œufs mimosa aux crevettes, les vrais, les trop salés, les imparfaits.

Ceux d’avant.


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