Citipass et guerre de l’information en Danovie

Citipass, épisode 7

L’histoire me rappelait qu’après la Première pandémie, l’ancêtre de la STACQ avait retiré la vodka russe de ses tablettes au nom d’une mesure de rétorsion plus symbolique qu’autre chose. Et voilà qu’aujourd’hui, ça recommençait avec la Danovie et son célèbre alcool de myrrhe, celui qui rendait aveugle selon certaines mauvaises langues.

Il faut dire que ce beau pays d’Asie centrale commençait à faire un peu trop parler de lui. D’après les sources officielles, le maitre de Kasdar, la capitale, menaçait de reconnaitre la déclaration d’autonomie de la région limitrophe de son voisin du sud. C’était une bande de terrain à majorité danovienne attribuée au pays mitoyen à la signature des accords de Vancouver, traçant une belle frontière à la méthode politique, c’est-à-dire à la hache et sans égard pour les populations locales. Les Danoviens, soutenus par les Russes et les Chinois, tentaient depuis de récupérer ce bout de territoire riche en terres rares et idéalement situé maritimement parlant, au grand dam des voisins membres de l’OTAN.

Tout avait commencé à merder après les élections présidentielles françaises, lorsque leur nouveau président décida de sortir de l’alliance. Pas uniquement du commandement intégré, mais de l’organisation au complet. L’un des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU en pleine rébellion, ça faisait tache. Lors de la réunion suivante de l’organe, le rapport de puissance entre les cinq membres permanents s’était donc modifié en deux pays otaniens, les États-Unis et le Royaume-Uni, deux pays de l’alliance euroasiatique, la Russie et la Chine, et un neutre, la France. Cette dernière oscilla par la suite d’un côté ou de l’autre en agitant son droit de veto selon ses intérêts. Une première…

Tiens, la Chine, parlons-en justement… C’est elle qui avait mis un terme à la guerre en Ukraine. Devant le durcissement et l’extension des affrontements qui « nous menait tout droit vers un conflit thermonucléaire global » selon le discours officiel, Xi Jingpin avait menacé de couper les exportations vers tous les pays de l’OTAN et leurs soutiens. Ceux-ci avaient rigolé, arguant qu’ils lui rendraient la pareille. Au bout de quelques semaines, monsieur Xi, le sourire aux lèvres en repensant à l’atroce menace des Occidentaux qui avait fait rire son peuple plurimillénaire jusqu’aux confins du Gansu, annonçait qu’un accord de paix avait été signé et que les flux logistiques allaient pouvoir reprendre. L’Occident souffla.

On se retrouvait dans la même configuration aujourd’hui. L’iPhone Flip propulsé par la puce Hexarion était attendu avec impatience, vu les améliorations au Citipass que ses processeurs seraient désormais capables de gérer. On parlait d’une prochaine capacité satellitaire de couverture globale, sur terre, sur mer, dans les airs et même dans les espaces souterrains équipés d’antennes SatG. Il ne resterait bientôt plus que les grottes de Tora Bora pour passer des vacances tranquilles, d’autres l’avaient compris bien avant.

Laura lisait les nouvelles sur son Flip, justement, en poussant de petits cris de souris devant l’habituelle atrocité des nouvelles. Celles-ci faisaient l’essentiel des grandes lignes depuis bien longtemps, agrémentées ici et là d’un sondage sur les ingrédients d’une crème de jour ou d’un article sur le dernier bébé de la princesse de Norvège. Pour ma part, je devais me contenter d’une dernière promotion sur la Suzuki électrique ou d’un reportage sur les nouvelles lames de rasage en carbone-tungstène qui rendaient la peau des joues encore plus lisse qu’un cul de bébé. C’était comme ça que les algorithmes organisaient individuellement les fils de nouvelles.

Allongé de tout mon long sur le canapé du salon, je mettais la dernière touche à une analyse de risque que m’avait confiée Ottawa à propos de l’accueil de réfugiés danoviens, en prenant bien soin de ne pas m’étendre sur d’éventuelles recommandations. Aucune solution n’était bonne, à mon sens. Le gouvernement était écartelé entre son appareil diplomatique qui le poussait à les accueillir aveuglément, et son appareil sécuritaire qui lui rappelait que le GloTer se cachait désormais par défaut dans chacun des citoyens du monde, surtout ceux des pays n’utilisant pas d’outil de contrôle social aussi performant que le Citipass.

— Sais-tu comment les Danoviens appellent la présidente américaine ? me demanda la belle d’un air effaré.

Je le savais parfaitement. Fatiguée de lire les noms d’oiseaux qui remontaient dans la presse occidentale, comme le Führer du Kremlin ou le despote de Pyongyang, l’alliance euroasiatique s’amusait depuis quelque temps à trouver des surnoms aux chefs d’États d’en face. Je devais reconnaitre que celui-ci était bien trouvé.

— Non, vas-y…

Le doigt de Laura glissa lentement sur l’écran, le long du qualificatif retranscrit de l’alphabet local.

Krasidom Gaya Baruta, littéralement l’institutrice peroxydée de la Maison-Blanche, sous prétexte que, je cite, « elle donne des leçons à la terre entière ». Et ça te fait marrer qu’on se moque de nos démocraties comme ça ?

Elle avait pris son habituel air offusqué en me voyant pouffer. Ce qui m’amusait, en fait, c’était l’anagramme KGB qu’on pouvait en extraire. Les Danoviens et moi avions visiblement le même sens de l’humour. 

— À cause d’eux, on va droit vers le GloCon, tu ne vois pas ça ? poursuivit-elle en tentant de faire passer la boule d’angoisse naissante d’une gorgée de thé équitable.

Et voilà, c’était reparti avec les néologismes officiels qui alimentaient quotidiennement toute une gamme de terreurs. Après la Première pandémie et le conflit ukrainien, nos démocratures s’étaient un peu retrouvées prises au dépourvu en l’absence de menace crédible de fin du monde. Ils avaient en effet découvert que gouverner par la peur leur permettait de passer facilement toute une gamme de lois d’exception avant de les transférer dans le droit commun, et, qu’en plus, les citoyens en redemandaient. Des citoyens de démocraties bienheureuses exigeant un régime dictatorial, nos politicards s’en frottaient les mains.

C’était ainsi que, sous nos applaudissements, le passe sanitaire devenu passe vaccinal fut un beau jour transformé en passe citoyen, le Citizen Pass, une initiative conjointe des États-Unis et de l’Union européenne, soutenue à coup de milliards par les Big Tech, puis largement partagée entre nos beaux pays afin de « sécuriser les échanges de personnes et de services ». 

Reste qu’il fallait trouver un narratif qui collait avec le message de terreur permanente qu’il était indispensable de propager. C’est ainsi que naquirent toutes les variations autour du mot Global, inspirées du « conflit thermonucléaire global » ukrainien de l’époque. Désormais, n’importe quelle conflagration, même locale, participait à un Global Conflict potentiellement apocalyptique. Toutes les formes de terrorisme étaient rassemblées sans distinction sous l’appellation de GloTer, le réchauffement climatique GloWar, l’effondrement de l’économie mondiale GlobEc, et on répétait l’exercice jusqu’à l’absurde. CitiTwit, l’appli de gazouillis du Citipass, avait inventé GloPan, pour Global Pandemic, peu importait qu’une pandémie soit, par définition, déjà mondiale. Ou encore GloGen, pour Global Gender, à propos duquel les chercheurs en sciences sociales s’écharpaient autour de la fluidité ou de la permanence de cet état plurisexuel.

Pour ma part, ces âneries m’auraient laissé de marbre si je n’avais pas été contraint de m’y exposer en permanence. CitiNews avait été l’une des premières applications intégrées au Citipass, afin, officiellement, de lutter contre les fausses nouvelles. Hormis les chaines de désinformation en continu qui égayaient, grâce à leurs écrans omniprésents, le quotidien des espaces publics, des salles d’attente privées et de quelques grabataires parqués dans des mouroirs aux doux noms de résidence Soleil ou Bel avenir, la population ne recevait plus de nouvelles qu’au travers de leur téléphone intelligent, outil désormais indispensable si l’on voulait vivre normalement. La preuve, on devait le sortir tellement souvent que des petits malins avaient développé un étui sous forme de gant. En réalité, ça n’avait pas fonctionné bien longtemps, puisqu’on leur avait préféré les montres intelligentes, plus discrètes à porter et plus facile à utiliser. De leur côté, l’implant sous-cutané et la lentille cornéenne se développaient tranquillement. Un côté résolument pratique, voyez-vous…

La beauté de CitiNews, outre le fait que l’information était devenue une véritable propagande dont nos gouvernements ne se cachaient même plus, c’était que la caméra faciale analysait le temps passé à lire les articles, et corrigeait votre crédit social en fonction. Dans le même ordre d’idée, l’abonnement à certains mots-clics, comme #premierministre, #politiqueinterieure, et tous les #glo évidemment, donnait des points. D’ailleurs, pas plus tard qu’hier, CitiNews s’étonnait que je me désintéresse des nouvelles de #Amura, la dernière bimbo queer-platonique de l’audiovisuel, préférant parcourir en vain les articles sur #chine et #xijinping à la recherche de Xi Mingze. À mon grand regret, la fille de son père n’apparaissait nulle part dans les nouvelles, et ne disposait pas, dans nos pays en tout cas, de mot-clic à son nom. 

Il faut dire que, dans la mesure de l’information accessible, je m’intéressais à ce qui se passait de l’autre côté du monde depuis que Xi avait été emporté par une foudroyante rupture d’anévrisme qui mettait un point aussi final qu’inattendu au règne d’un chef d’État fumeur, en surpoids et se délectant de s’activer jusqu’à l’épuisement. Le Comité permanent du bureau politique du Parti communiste chinois ne parvenant pas à se mettre d’accord sur un successeur, je rêvais de voir l’héritière prendre la suite de son père dans un illusoire scénario romantique. À ma grande déception, elle préférait la mode. On disait qu’elle vivait discrètement à Paris sous un pseudonyme, bonifiant les bases de français apprises dans ses jeunes années à l’École des langues étrangères de Hangzhou. En tout cas, c’est ce que disait le renseignement canadien auquel j’avais accès depuis qu’on m’avait réintégré dans l’appareil sécuritaire du pays. Un retour à mon grand regret, mais ce jour-là, nécessité avait fait loi.

— Les Danoviens menacent quand même d’utiliser l’arme NUCLÉAIRE ! poursuivit Laura en insistant sur l’adjectif qui faisait les gros titres depuis que leur président avait eu le malheur de dire qu’il allait frapper le réacteur de l’ennemi.

Dans les faits, les organes d’information s’étaient laissés tromper par une erreur de traduction de son discours, le terme cœur, radij, étant quasiment homophone de réacteur, radèj. On comprend pourquoi si l’on s’intéresse à la racine, mais ça faisait belle lurette que les journalistes s’étaient reconvertis en simples moines recopistes de Reuters, le côté ascétique en moins. Depuis, les rédactions occidentales s’en donnaient à cœur joie et aucun démenti n’avait été pris au sérieux. D’ailleurs, la traduction de la vidéo disponible sur CitiNews n’était toujours pas corrigée, et pour cause…

— Je vois surtout qu’il est temps de m’envoyer un GloRhum avec des GloChips, peut-être suivis une soirée de GloSex si tu es sage…

Laura éclata de rire. Avec elle, je me reconnaissais un certain chic à désamorcer en douceur les situations tendues. Un comble pour une fille avec laquelle je ne m’entendais sur rien ou presque, quoi qu’en dise Match. Par chance, notre relation m’avait rapporté un bon paquet de points de HealthPass, sans oublier que son père était toujours suffisamment influent à Ottawa pour être parvenu, à la demande de ma belle, à réintégrer un énergumène de ma trempe dans la fonction publique fédérale.

Ça compensait quelques désagréments dont je m’accommodais en serrant les dents parfois, mais, de nouveau, nécessité faisait loi. En outre, je me réjouissais de la guerre thermonucléaire globale qui s’annonçait bientôt sous des draps.

— Mon chéri, dit-elle en venant déposer un chaste baiser sur mon front, si le mot n’était pas déjà pris, je te traiterais volontiers de GloCon !

👉 C’est tout pour aujourd’hui, mais vous pouvez revenir au premier épisode du Citipass.