Citipass, dixième dose, soumission et révolution

Citipass, épisode 5

L’avantage de ne plus avoir de boulot, c’était de pouvoir prendre des rendez-vous administratifs en pleine journée, loin de la foule des heures de lunch et des fins d’après-midi. Assis dans la salle d’attente de l’officier de santé, je consultais les derniers développements relatifs aux prochaines manifestations contre la dictature sanitaire attendues pour l’anniversaire de la dixième dose. Dans quelques jours, comme à chaque dizaine, les grandes métropoles du Canada seraient cadenassées à l’instar d’un sommet de chefs d’État afin de se prémunir contre la fureur révolutionnaire des Complonazistes, enfin c’est comme ça que les commentateurs officiels les avaient surnommés.

L’homme en blouse blanche me reçut pile à l’heure, un autre miracle de l’informatisation globale dont Laura me rebattait les oreilles. Sauf qu’il m’avait fallu seize semaines pour obtenir un simple rendez-vous de suivi, un détail à ses yeux, une anomalie aux miens. J’avais rapidement compris pourquoi cette tâche banale relevait encore de la démarche individuelle : la procrastination d’une bonne partie de la population permettait de ne pas trop mettre de pression sur un système de santé devenu anémique à force d’économies. Le fonctionnaire se connecta sur la plateforme fédérale où étaient téléchargées en temps réel les données des capteurs de mon HealthPass, l’application de santé du Citipass, nous économisant ainsi une vaine discussion sur mon ressenti de patient.

— Je vois que tout est bon. Votre glycémie reste dans les normes. Poids, cholestérol et autres marqueurs, okay… Vous dormez les six heures recommandées. Votre activité physique est en dessous du minimum néanmoins. Pour cette fois, je vais renouveler votre prescription à l’identique, mais faites quand même un petit effort.

Il appuya sur une touche, signifiant du même coup la fin du rendez-vous qui avait duré une grosse minute, peut-être deux. C’était ainsi depuis que des administrateurs avaient remplacé les traditionnels médecins. En pratique, il ne servaient qu’à valider les propositions de l’intelligence artificielle qui s’assurait désormais du bien-être de la population. Un emploi bien payé de pousse-bouton capable de tout, mais responsable de rien.

— Ah non, il y a autre chose.

— Allons bon…, furent les premiers mots qui sortirent de ma bouche depuis le traditionnel bonjour.

— Vous êtes sans emploi, remarqua-t-il avec un air emprunté, et donc passé d’un régime privé au régime général, avec deux conséquences : vous n’êtes plus prioritaire pour votre prise de rendez-vous et votre taux de remboursement est amputé de cinquante pour cent. Pensez-vous subir une quelconque discrimination relative à votre santé de la part de certains recruteurs ?

Les coudes sur le bureau et le menton posé sur l’extrémité de ses doigts tendus comme dans une prière silencieuse, l’homme me fixait derrière ses paupières mi-closes. Je ne parvenais pas à déterminer si sa question relevait d’un quelconque intérêt pour ma situation, d’une obligation procédurale d’appel à la délation ou d’une insolente condescendance, voire des trois à la fois.

La sonnerie de mon cellulaire m’évita de répondre. Feignant un appel urgent, je quittais prestement la pièce sur un petit signe de la main. Bonne nouvelle, la notification de la mise à jour de mon HealthPass avec la nouvelle prescription, directement poussée vers ma pharmacie habituelle, était brièvement apparue sur l’écran. Mauvaise nouvelle, l’appel provenait d’un numéro masqué, donc d’une administration. Vu la dernière remarque de l’officier de santé, mon coeur s’emballa. En quelques mots convenus, on m’invita plutôt à une réunion de sécurité nationale à Ottawa dès le lendemain. La voix métallique me remercia avant de raccrocher, m’abandonnant à mon espoir futile de pouvoir reparler un jour à autre chose qu’une machine qui avait directement accès à l’agenda de mon Citipass. D’ailleurs, les détails du rendez-vous y étaient apparus à peine avais-je raccroché. J’aurais pu refuser me m’y rendre, à condition d’avoir une bonne excuse, mais j’étais surtout curieux de comprendre ce que je venais foutre dans les préparatifs de l’anniversaire de la dixième dose.

Nous étions une quinzaine autour de la table, tous issus d’organismes de sécurité nationale. Tous sauf moi, bien sûr, puisque Natalie Mussolini m’avait récemment viré comme un chien : je repérais les organes de renseignement avec le SCRS et le CST, la GRC comme police fédérale, une autorité du ministère de la Sécurité publique accompagnée de neuf visages inconnus et un militaire américain. Depuis le démantèlement de la défense canadienne, Washington dépêchait systématiquement un représentant dans les réunions d’intérêt. Je pariais que celui-ci provenait de Carling, l’ancien État-major des Forces canadiennes situé en banlieue d’Ottawa où les Américains étaient désormais installés. Au bout de la table, un représentant du Conseil privé du premier ministre outrageusement maquillé, aux cheveux longs, à la barbe fournie et aux sourcils épilés exposait le dispositif qui serait mis en place, en tout point identique aux précédents.

Écoutant d’une oreille distraite faute d’avoir été informé de mon rôle, j’observais un à un les visages de mes homologues en repensant à ce fameux film de Verneuil, I comme Icare, introuvable lui aussi sauf au marché noir. L’intègre procureur Henri Volney s’entendait dire qu’un État tyrannique devait, pour fonctionner, se reposer sur des millions de petits tyrans qui, chacun à leur poste, exécutaient leur tâche « avec compétence et sans remord », ce qui provoqua chez moi un certain malaise à l’idée d’en avoir fait partie. À n’en pas douter, la représentante du SCRS était persuadée de lutter contre les menaces, celle du CST de trier le vrai du faux, celui de la Gendarmerie royale d’arrêter des extrémistes. Les policiers anti-émeute patrouillant en permanence dans les rues de la capitale depuis la fin de la Première pandémie ne s’arrogeaient d’autre fonction, bien légitime au demeurant, que de faire respecter la loi, tandis que mon officier de santé optimisait la médecine de ville. La notion de dégât collatéral n’entrait jamais dans l’équation, le simple bon sens était aboli.

D’ailleurs, je m’interrogeais sur l’utilité d’un tel déploiement de force : grâce au Citipass, non seulement chaque porteur de téléphone cellulaire était tracé en permanence, mais chaque contact de chaque utilisateur s’ajoutait en temps réel à l’immense toile d’araignée de son « réseau d’influence » agrégé au sein du Big Data. En bref, le système savait tout sur tout le monde, tout le temps, ce qui permettait une analyse du « risque citoyen » en continu. L’une de mes amies avait même reçu de la publicité sur du lait maternel après que CitiPay, le système de paiement sans contact, eut noté qu’elle avait cessé d’acheter de l’alcool et des serviettes hygiéniques depuis plusieurs semaines. Le risque de sécurité, dans les faits, se limitait aux groupes disparates qui avaient choisi de vivre sous le radar, déconnectés, en région dans des zones de plus ou moins non-droit. Parfaitement organisés et adeptes de l’action clandestine ultra-violente, ils rajeunissaient l’image romanesque du révolutionnaire que le gouvernement qualifiait de terroriste de l’intérieur. Je ne pouvais objectivement en vouloir à ces rebelles, considérant les vagues d’effets secondaires, souvent chez les jeunes et parfois teratogènes, qui avaient systématiquement suivi le déploiement de thérapies géniques qualifiées d’indispensables à la survie de l’humanité. Pour ma part, rien à signaler jusque-là, si ce n’était ce malaise diffus sans doute partagé par tous les animaux de laboratoire.

— C’est donc à vous qu’on a pensé…

Par je ne sais quel miracle, la voix de la représentante du ministère de la Sécurité publique me ramena instantanément dans la réunion. Je constatais avec surprise que la quinzaine de paires d’yeux m’observait.

— Hein ?

— Dix conseillers en anti-terrorisme, un pour chacune des dix provinces, répéta-t-elle. Dans un souci d’équité, les quatre individus non-binaires, deux hommes et trois femmes, qui m’accompagnent aujourd’hui. J’aurais d’ailleurs préféré une quatrième femme pour le Québec.

— Ah oui ? La femme de qui ?

Aux réactions discrètement irritées de mes homologues, je vis que mon trait d’humour était tombé à l’eau. La fonctionnaire ministérielle repoussa brutalement son fauteuil à roulettes vers l’arrière et m’intima de l’accompagner d’un index autoritaire. Les autres nous suivirent des yeux jusqu’à ce que nous disparaissions dans le couloir.

— Une chance pour vous que vous ayez des amis à Ottawa, me lança-t-elle d’une voix aussi froide que la pluie verglaçante qui martelait les vitres. Je vous propose de prendre le contre-terro fédéral pour la province du Québec. On vous réintègre comme fonctionnaire, vingt pour cent d’augmentation par rapport à votre dernier poste provincial, assurance santé, retraite, blablabla, vous connaissez les conditions. Alors ?

— Et ce serait pour faire quoi, exactement ? demandais-je par principe, l’avertissement de l’officier de santé me revenant soudain en tête.

— Ce que vous faisiez avant dans les Forces, dit-elle en haussant les épaules. Vous identifiez, suivez et potentiellement participez à neutraliser les individus dangereux, les subversifs, les antisystèmes.

— Sauf qu’il ne s’agit pas de VEC, mais essentiellement de citoyens canadiens résidant dans la province…

— Essentiellement. 

— Dans le genre de ceux qui vous inquiètent pour l’anniversaire de la dictature sanitaire…

— Oui, soupira-t-elle en lançant un regard de reproche à destination de mon vocabulaire. Des terroristes de l’intérieur, ça vous parle, non ?

De retour dans le stationnement à la fin de la réunion, je ne démarrais pas tout de suite, prenant quelques grandes inspirations pour tenter d’atténuer le sentiment de dégoût qui m’avait envahi. En une seconde j’avais tout accepté, le statut, le salaire et les avantages d’un emploi que j’occuperai au moins avec compétence, si ce n’est sans remord. Laura serait ravie. Quant à moi, cette réunion impromptue m’avait appris une chose : tout critique acerbe du système que je me targuais d’incarner, je ne possédais en réalité pas plus de courage, de volonté et d’abnégation qu’un pitoyable révolutionnaire en papier mâché.

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