Du pass sanitaire au Citipass, une brève dystopie

Citipass, premier épisode

Comme chaque matin, après avoir embrassé mes lèvres qui tentaient tant bien que mal de retenir une haleine putride, elle s’empara de son iPhone Flip rose métallisé pour prendre connaissance de l’état du Citipass. Une habitude qui allait conditionner l’ambiance générale de sa journée, la plongeant dans une humeur allant de la franche excitation à l’effarement le plus complet selon les libertés que le système daignerait lui accorder. Aujourd’hui, c’était plutôt un certain dépit tempérant agréablement, à mes yeux, la confiance quasi-aveugle qu’elle lui accordait.

— C’est mort pour le voyage à Cuba, lâcha-t-elle dans un soupir, tandis que sa nuque roulait sur l’oreiller comme pour faire disparaitre un vilain torticolis.

La bouche pâteuse, je ne fis même pas l’effort de lui répondre que je m’en doutais. Rien qu’avec ma vieille guimbarde à moteur thermique polluant qu’elle me pressait d’abandonner, on atteignait notre quota carbone en fin d’année, ou presque. Les îles en avion, pourquoi pas une fois de temps en temps, mais on aurait dû pour cela éteindre la climatisation de l’appartement et c’était hors de question, compte tenu de l’habituelle chaleur humide estivale.

— En revanche, poursuivit Laura, ma mère va pouvoir venir nous voir. Elle prend le train électrique dimanche, réjouis-toi…

Autant par automatisme que par nécessité, je saisis à mon tour le téléphone cellulaire posé sur ma table de chevet. Le fin boitier de métal et de verre, qui réglait si précisément nos vies qu’il était devenu quasiment anachronique de l’utiliser pour téléphoner, reposait à côté d’une bouteille de bourbon à moitié vide qui m’avait aidé à m’endormir. Une chance que l’achat d’alcool, bien qu’enregistré par le Citipass à des fins de lutte contre les violences conjugales, ne soit pas encore rationné. Le fait que sa distribution au niveau provincial soit gérée par la STACQ, une société d’État rapportant des milliards en impôts indirects y était certainement pour quelque chose. J’avais trois messages : un premier de nos amis Pat et Terry qui déclinaient l’invitation de samedi, Citipass les ayant avertis du risque sanitaire à me fréquenter alors que je sortais d’une mauvaise grippe; le second de mon employeur, le ministère de la Sécurité publique, m’incitant à utiliser un facteur de 1.4 dans l’évaluation annuelle des employés issus des minorités « conformément à l’esprit d’égalité et de justice de notre gouvernement » ; et un dernier du Directeur général des élections m’informant que mon vote au scrutin fédéral avait été écarté, tout en me remerciant pour ce geste citoyen.

Je souris amèrement à cette mascarade démocratique. Intégrant parfaitement, grâce à une multitude de sources publiques et privées, les moindres caractéristiques de chaque individu, ses déplacements, ses habitudes de consommation, ses choix de lecture, son état de santé et même ses opinions politiques, le Citipass avait rendu le vote obsolète. Chacun était maintenant affublé d’un identifiant numérique unique, un truc à vingt et quelques lettres et chiffres, qui composait son double dans le Cloud. Une identité informatique tellement fiable que les services de l’État étaient capables de déterminer pour qui j’allais voter sans même devoir me rendre aux urnes. Les bureaux de vote avaient donc été abolis, le système électoral compilant automatiquement les voix au jour officiel de l’élection. Ayant de nouveau « voté » libertarien alors qu’il n’y avait toujours pas de candidat libertarien en lice, mon vote n’avait simplement pas été comptabilisé. Ça ne m’étonnait plus que Zuckerberg et Gates se soient intéressés au pass sanitaire dès sa sortie au format papier. Et dire que certains s’étaient à l’époque offusqué, devant les vagues de désintérêt envers les processus électoraux, que le Citipass puisse être utilisé pour rendre le vote obligatoire. La blague…

— T’as vu, on a gagné, dit sobrement Laura qui se flattait de ses convictions libérales et multiculturalistes indispensables, selon elle, à la paix entre les peuples, puisque c’était le message que relayait l’ensemble des chaines d’informations en continu devenue depuis longtemps à mes yeux des chaines de désinformation permanente à la solde d’un pouvoir corrompu.

Je tentais de la regarder tendrement, me demandant comme souvent ce qu’elle et moi foutions ensemble. On s’était rencontrés dans Match, l’appli de rencontre du Citipass. Plus besoin de se créer un profil, le système le faisait pour vous depuis votre double numérique. Les Tinder et autres Bumble, avec leurs photos bidons et présentations trafiquées, avaient disparu comme neige au soleil. Non seulement Match créait le profil, mais il organisait même les rendez-vous entre personnalités compatibles. Avec Laura, j’avais joué le jeu avant de rapidement me rendre compte qu’on ne s’entendait sur pas grand chose, à part au lit. Peut-être le Citipass avait-il initialement calculé qu’une libérale bon teint allait participer à mon redressement idéologique. Notre couple nous avait néanmoins rapporté un bon millier de points de crédit social que Laura avait préféré économiser pour être autorisée à voyager à l’étranger, alors que je les avais immédiatement investis pour grimper dans la liste de priorité médicale.

Justement, l’onglet santé du Citipass avait viré du vert à l’orange pendant la nuit. Craignant une cessation prochaine des remboursements de mon traitement du diabète, je cliquais dessus avec fébrilité avant de soupirer de soulagement. Ce n’était que l’avertissement quasi-mensuel que j’allais bientôt atteindre mon taux maximal autorisé de glucides, ce qui allait se traduire par une interdiction d’acheter toute sucrerie ou autre pâtisserie. La monnaie papier ayant disparu depuis maintenant quelques années, tous les paiements passaient désormais par le sans contact d’un téléphone ou d’une montre connectée, et en conséquence, par le Citipass. Après le désastre social issu de la gestion de la Première pandémie, on aurait pu s’attendre à ce que les gouvernements investissent dans leurs systèmes de santé défaillants. Au lieu de ça, ils ont notamment préféré encadrer les comportements individuels pour éviter de surcharger les hôpitaux, et j’étais le candidat rêvé : je me retrouvais à devoir consommer quotidiennement de l’insuline jusqu’à la fin de mes jours, une manne pour les pharmaceutiques. En revanche, je devais être surveillé au plus près afin de rester, autant que possible, un malade en bonne santé, c’est-à-dire l’un de ceux qui achètent beaucoup de médicaments, mais n’engorgent pas les hôpitaux.

— Ah, ça y est, ils disent qu’ils vont sortir l’implant, c’est pas trop tôt, commenta ma blonde, faisant défiler un article de Radio-Pravda du bout du doigt.
— Il n’est jamais trop tôt pour mal faire, rétorquais-je en ricanant.
— Tu fais chier à être toujours négatif. Et en plus, tu vois que ça ne sert à rien, vous autres contestataires avez encore perdu aux élections… Tu sais que nous, les féministes, poussons pour que l’implant enregistre tous nos orgasmes et que tu seras mal noté si je n’en n’ai pas assez ?

Ça m’étonnait toujours qu’une fille aussi intelligente que Laura se soit laissée berner aussi facilement par les sirènes politico-médiatiques. Un peu comme si nous étions les pièces d’un jeu d’échec, en grande majorité des pions, nos élus en fous, tours et cavaliers, nos gouvernants en roi et reine, sans que jamais personne ne se demande jamais à qui appartient la main qui déplace les pièces. Lorsque les restrictions se firent de plus en plus nombreuses avec la Première pandémie, les plus confiants comme Laura virent dans cette nouvelle normalité une nécessité impérieuse de protéger la vie, tandis que les plus sceptiques, tels que moi, anticipaient que chaque centimètre de liberté perdu le serait à jamais. Les premiers louèrent évidemment la mise en place du pass sanitaire, les autres y voyant les prémices d’un contrôle à la Lin Junyue, en pire. Lorsque les logiciels de traitement des codes QR furent définitivement rodés, le format papier devint rapidement incompatible avec la technologie, remplacé par le téléphone intelligent. Puis le téléphone par la montre connecté. Enfin, tranquillement, une fois l’infrastructure informatique adéquatement dimensionnée, le pass sanitaire fut transformé en pass citoyen, le Citizen Pass, une initiative conjointe des États-Unis et de l’Union européenne, soutenue à coup de milliards par les GAFAM puis largement partagée afin de « sécuriser les échanges de personnes et de services ». Alors que les détracteurs de la 5G et du Big Data disparurent aussi vite du paysage médiatique que leurs comptes Facebook, Twitter et chaines YouTube furent fermés en raison de « contenus contraires aux règles de la communauté », les médias instillèrent avec constance et acharnement l’idée d’une vie connectée pour une vie plus sûre, comme si l’informatique était la seule réponse possible à toutes les questions. Aujourd’hui donc, la montre connectée, demain l’implant. Même plus besoin de téléphone pour renseigner le Citipass, il suffira d’être dans le rayon d’action d’une antenne 5G. Et des antennes 5G, il y en avait depuis longtemps tous les cent mètres.

Laura se voyait déjà déambuler les mains dans les poches, approchant son poignet implanté du terminal électronique pour s’acheter un café, accéder à un musée ou être avertie par une vibration qu’un de ses voisins immédiats était porteur d’une maladie contagieuse. Pour ma part, je me demandais si le Citipass serait suffisamment malin pour détecter mes envies suicidaires et m’interdire l’achat de munitions. Sauf que j’oubliais que la détention d’armes était désormais limitée aux forces de l’ordre, pas aux gens ordinaires. Sous prétexte de sécurité publique, le pouvoir se prémunissait contre une révolution populaire en désarmant ses citoyens, aidé en cela par une vaste campagne savamment orchestrée de mouvements anti-spécistes qui en vint à faire voter l’interdiction de la chasse.

Il me restait donc la pendaison et la masturbation comme derniers espaces de liberté. Putain de virus…

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