Citipass, épisode 4
Elle et moi n’avions pas du tout le même souvenir du jour de notre première rencontre. Pour Laura, le soleil rayonnait, tandis que pour moi, le ciel était couvert, mais peut-être que je confondais avec mon humeur du moment.
Lassé des incessants rappels à m’inscrire sur la liste des coeurs à prendre, j’avais finalement cédé à Match, l’application de rencontre du Citipass. J’y avais adhéré à contre-coeur, regrettant l’époque aussi brève qu’exaltante de mes vertes années, juste avant la Première pandémie. J’avais, en effet, à peine eu le temps d’apprendre à jouer habilement de mon charme que de nouvelles variables aussi inédites qu’incompréhensibles étaient venues perturber mon équation sentimentale.
Plutôt que de draguer à l’ancienne à coup de sous-entendus plus ou moins subtils, je m’étais retrouvé à devoir woke-fisher, c’est-à-dire me parer d’une certaine sensibilité aux combats du moment pour espérer choper de la meuf. Et encore, de la meuf, on se comprend : pour autant que la fille que je tentais d’aborder ne se définisse pas comme un homme et me demande sans ambage si je serais ouvert à une relation hétéroflexible. J’avais trouvé une parade aussi habile qu’hypocrite — m’étonnant que l’on puisse encore réfléchir en termes de binarité, ce concept désuet prétendant qu’homme et femme seraient deux formes opposées, distinctes et uniformes — qui m’avait permis assez régulièrement de conclure. Pourtant, ce nouveau style de danse nuptiale n’avait pas tardé à me fatiguer et une dernière rencontre avec une personne intergenre m’abreuvant de ses revendications d’espaces inclusifs non sexospécifiques dans le milieu de travail m’avait achevé. S’ensuivit une longue traversée du désert, pauvrement agrémentée de mon quota autorisé de l’application Polisson, dont les sages personnages aux sexes floutés ressemblaient à une mauvaise version pour adulte de DisneyPlay.
Un jour, l’appli Match avait été ajoutée au Citipass, rendant dès lors les rencontres moins folichonnes, mais assurément plus simples. Il m’avait suffi de cliquer sur « M’inscrire maintenant » pour que le système prenne tout en charge. Après confirmation de mes informations personnelles, dont une question sur mon appartenance, de manière réelle ou supposée, à groupe ayant subi un processus de racisation — à des fins uniquement statistiques puisque j’étais blanc —, Match compila les multiples informations à sa disposition pour créer mon profil : mon âge, mon type, mes mensurations, l’historique de mes emplois, mes unions passées, mes activités favorites, penchants politiques, religieux et état de santé. Cerise sur le gâteau, l’appli y ajouta l’indigente photo d’identité de mon dossier gouvernemental. J’avais été un peu intimidé en réalisant que je proposais sur le marché un quinquagénaire blanc hétéro, plutôt bien gaulé, fonctionnaire depuis toujours, butineur jamais marié, sans aucune attirance pour la reproduction, fan d’engins à moteur tournant au carburant fossile, libertarien convaincu et, de surcroît, agnostique proche de Blaise Pascal, diabétique et misanthrope. Comme dans l’émission de variétés The Voice, j’imaginais déjà qu’aucun des fauteuils de mes potentielles prétendantes n’allait jamais se retourner. Mais c’était sans compter sur les algorithmes qui animaient l’application. Ainsi arriva Laura, la petite quarantaine, une ravissante métis binaire issue d’une famille chrétienne, diplômée en psychologie évolutive option études de genre, travailleuse sociale impliquée dans le bénévolat auprès des maternités et du parti Libéral. L’huile et le vinaigre, m’étais-je dit, cherchant en vain à me désinscrire de l’appli.
Notre première soirée commença plutôt mal : peu convaincu du choix qu’on m’offrait, j’avais repoussé par trois fois le rendez-vous qu’avait automatiquement organisé Match en croisant nos agendas respectifs. Trois fois, c’était le maximum autorisé. Au-delà, et à moins de soumettre un motif qui tienne la route à l’Autorité de médiation, j’aurais été pénalisé par un retrait de points de crédit social au motif d’entrave à la liberté d’union de ma prétendante. Ensuite, je m’étais perdu en me rendant au bar, pestant contre la voix désincarnée du guidage vocal à laquelle je ne comprenais rien. Avant, les trémolos de Justine ou Vanessa m’auraient consolé de cette rencontre à l’aveugle où j’allais assurément perdre mon temps, mais depuis que les féministes avaient souligné qu’une voix numérique de femme reconduisaient des discriminations et des hiérarchies de genre, je devais me contenter d’Alex, Chris ou Dom.
— Si seulement, avais-je exposé à Laura en passant devant la borne du bar qui validait sans contact nos HealthPass, ils n’avaient pas remplacé les voix suaves des secrétaires par un putain d’automate de Saint-Profond-du-Trou…
Notre rencontre avait donc débuté sous les meilleurs auspices, et je ne lui en aurais pas voulu de quitter immédiatement les lieux. Pourtant, aveuglément confiante dans l’outil du gouvernement-qui-oeuvre-sans-relâche-pour-votre-bien, elle resta bien assise en face de moi, subissant sans broncher mes volées d’allusions rétrogrades destinées plus ou moins consciemment à la faire fuir, sans succès. Après quelques échanges, je dus reconnaitre que la soirée s’avérait moins détestable que prévu, la belle m’étonnant par sa patience et son franc-parler. À un moment, elle s’en prit même à mon prénom :
— Stan, c’est parce que tes parents étaient fans de Stanislas Borowitz, cette espèce de fossile macho de commissaire de police dans le classique de Lautner ?
Je m’étonnais qu’elle connût « Flic ou Voyou », désormais introuvable sauf au marché noir, et dont je conservais une antique copie sur DVD comme une précieuse relique.
— Efface-moi cet air étonné, sourit la souris. J’ai étudié les personnages de Belmondo, comme travail de fin de session à l’université.
— Tu as vu ses films ? demandais-je d’un air soupçonneux.
— Bien sûr que non, ils sont transgressifs, tout le monde le sait. J’ai travaillé à partir de documents de référence sur le sujet. Regarde…
Elle avait un instant tapoté sur l’écran de son téléphone, me montrant l’application Littera dans laquelle elle venait de fouiller. Deux ouvrages occupaient l’écran : « D’Audiard à Melville, décadence du cinéma français », édité aux presses de l’Université du Québec, et « Caméra militante : cinéma et féminisme en France de 1968 à 1981 », republié à la BnF.
Elle ne remarqua pas mon air dépité, habilement dissimulé derrière un sourire mystérieux : j’étais en train de repenser à Winston Smith qui, lui, passait ses journées à réécrire l’histoire au ministère de la Vérité. Dans le vrai monde, la stratégie avait été plus habile, mais tout aussi perverse. Littera était devenu au fil du temps l’unique ressource documentaire à disposition du public, une base de données gigantesque agrégeant l’ensemble des publications considérées légitimes. Chaque pays utilisant le Citipass disposait d’un onglet correspondant à sa bibliothèque officielle nationale. Ainsi, pour y être répertorié, tout ouvrage devait préalablement passer sous les fourches caudines de l’intelligence artificielle des ministères de la Culture respectifs, qui décidait en quelques secondes de sa conformité en lui attribuant un C-ISBN. Les maisons d’édition, après avoir un peu grogné, y trouvèrent finalement leur compte en s’économisant des centaines d’heures de travail inutile puisque c’était la machine qui, désormais, faisait un premier tri dans les manuscrits reçus, en étant même capable d’en estimer le succès futur.
En quelques heures qui passèrent, à mon grand étonnement, plutôt rapidement, j’eus le temps de lui exposer ma théorie du remplacement des faits et de la nuance par une absurde mise en scène du monde à grands coups de médias et de réseaux sociaux, tandis qu’elle tentait de me convaincre qu’après la Première pandémie, le Citipass avait été mis en place par nombre de démocraties dans l’unique but d’assurer la sécurité de leurs citoyens.
— C’est la loi qui est censée protéger l’individu, pas l’État. D’ailleurs, les plus grands crimes des XXe et XXIe siècles ont été perpétrés par les États, avais-je argumenté en exhibant mon iPhone qui concentrait à lui seul le meilleur et le pire de la Nouvelle réalité.
— La loi ou le gouvernement, je ne vois pas bien la différence…
— Eh bien, ma grande, c’est ce qui distingue l’État de droit du droit de l’État. Du genre, continuer à imposer un pass sanitaire alors que la vaccination n’a jamais arrêté les pandémies, ou justifier la culture du bannissement au nom de l’antiracisme.
On a évidemment dérivé sur le sujet, lorsque je m’étonnais que certains pays se refusent à publier des statistiques ethniques de criminalité. Elle avait ouvert de grands yeux horrifiés, me traitant de vieux con réfractaire à la modernité lorsque je lui révélais que le Canada, lors du recensement de 1666 en Nouvelle-France, distinguait déjà les colons français des Autochtones, en excluant ces derniers des données démographiques de la colonie.
Un jour, j’avais lu dans un magazine que certaines personnes étaient attirées par ceux qui leur résistent. Contre toute attente, il me sembla que, malgré ces joutes verbales, je ne laissais pas Laura indifférente, à voir la façon dont elle me lançait des regards humides, faisait des boucles de cheveux avec ses doigts et se tortillait maladroitement sur sa chaise, tous ces signes discrets que j’avais appris à reconnaitre dans mes jeunes années. De mon côté, je prévoyais déjà son effeuillage en règle qui se conclurait par un gain non négligeable de points de crédit social après que nous ayons, tous les deux, « validé le Match » sur l’application éponyme. Ravi de pouvoir joindre l’utile à l’agréable, je me penchais vers elle avec un air de connivence.
— « Flic ou Voyou », tu veux le voir ? demandais-je d’une voix de conspirateur.
Une heure plus tard, on se roulait des galoches sur le sofa de mon salon, tandis qu’en arrière-plan, Borowitz répliquait à Charlotte que ce n’était pas parce qu’elle était enceinte à quatorze ans et demi qu’elle devait se prendre pour une surdouée.
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