Pass sanitaire, Citipass, diversité et licenciement

Citipass, épisode 3

De retour dans mon salon, les pieds posés sur le carton contenant les vestiges de ma vie professionnelle, je ne pouvais détacher mes yeux de l’ambre d’un fond de Canadian Club acheté à prix d’or à la STACQ comme si j’allais y trouver un semblant de réponse intelligente. 

J’étais littéralement sonné. En à peine dix minutes, je venais de perdre mon boulot. Un boulot de quinze ans. Un boulot à la fois d’expert et de « boss », de gestionnaire comme on dit chez nous.

Quelques heures plus tôt, mon Citipass avait refusé de m’ouvrir l’accès employé des bureaux montréalais du ministère de la Sécurité publique. Pas plus inquiet que ça, je m’étais dirigé vers Gus, le vigile de permanence, pour lui faire part de l’anomalie. Je m’étais immédiatement douté que quelque chose clochait à voir son visage affligé après qu’il eut passé mon cellulaire sur son lecteur. Le gros avait bafouillé un vague « Ça va pas être long… » avant que deux agents de sécurité à la mine patibulaire mais presque ne m’escortent jusqu’aux bureaux du Capital humain perchés au seizième étage. On m’avait assis d’une cordiale mais ferme pression sur l’épaule devant la responsable du cheptel, une austère brune dans la quarantaine. J’avais toujours détesté sa ridicule coupe au carré qui, sur son visage rond et ses lèvres tristes, lui donnait un air de Benito Mussolini coiffé à la Natalie Portman.

— Stan, tu vas devoir nous quitter, avait-elle annoncé sans préambule, tandis que mon regard accrochait une boite en carton qui contenait des effets personnels ressemblant étrangement aux miens.

— Ah ? eus-je le courage de répondre, ma langue soudainement transformée en carton.

— Oui, avait-elle dit après une longue inspiration, comme si, telle un poisson-hérisson, elle se gonflait soudain du message officiel pour se protéger d’une éventuelle objection. La diversité, tu comprends. On nous demande un certain effort.

J’en étais resté sans voix. Lorsqu’en 2021, l’English Touring Opera s’était séparé de quatorze musiciens blancs au simple motif qu’ils étaient blancs, les politiciens de nos belle démocraties inclusives s’étaient bien retenus de commenter. C’était peu dire que l’évènement m’était resté en travers de la gorge, au grand dam de Laura qui avait applaudi des deux mains à cette nouvelle chance donnée aux talents de la diversité. Ce que je n’avais pas anticipé, à l’époque, c’est qu’on continuerait à justifier ces licenciements de blancs au nom de l’antiracisme, comme lorsque le Canadien avait remplacé deux de ses joueurs phares de hockey par des impétrants issus de l’immigration, aux talents sur glace plus que discutables, mais aux salaires à huit chiffres équivalents bien sûr, pour éviter toute discrimination. Anti-égalitariste par nature, j’avais toujours soutenu que si l’on ne voyait jamais de noirs africains aux compétitions internationales de natation, c’est qu’ils étaient physiquement davantage faits pour l’athlétisme ou la boxe que pour le milieu aquatique, ce qui m’avait valu ma part de regards offensés et d’amitiés disparues. 

Mais ce qui m’avait étonné le plus, dans les circonstances, c’était que le ministère se prive d’une ressource aussi compétente que fidèle, en l’occurrence moi. Après l’affaire de l’AUKUS, l’accord militaire duquel le pays avait été purement et simplement écarté, le gouvernement libéral canadien avait statué qu’il était plus important d’assurer la sécurité à l’intérieur de ses frontières qu’à l’extérieur. La criminalité n’avait, en effet, pas tardé à exploser après la Première pandémie, avec l’apparition de nouveaux groupes issus de l’opposition aux dérives des mesures sanitaires. Ainsi étaient nés les Croisés de l’Estrie, des survivalistes qui avaient fusionné avec les Vermont Fighters au sud de la frontière dans une sorte de zone autonome lourdement armée, les Health Hackers qui perturbaient les services informatiques gouvernementaux en falsifiant les registres de données personnelles, ou encore les Enseignants libres qui propageaient le programme officiel d’un coin de la bouche et, de l’autre, le modèle libertarien de l’État minimal de Robert Nozick.

En conséquence, grâce à un accord de défense passé avec les États-Unis, l’armée canadienne, dont l’action internationale consistait jusque-là à promouvoir l’égalité des genres et la gouvernance inclusive, avait été purement et simplement dissoute. Ses troupes furent réparties entre la Gendarmerie royale et les corps de police respectifs des dix provinces et trois territoires. Le ministère de la Sécurité publique du Québec avait ainsi vu ses effectifs grossir sensiblement, et ses missions élargies. Par cette manoeuvre grossière, le gouvernement fédéral se prémunissait contre les deux risques classiques de renversement : une agression extérieure qui s’écraserait contre le parapluie militaire américain, et une révolution intérieure en durcissant les prérogatives et moyens de ses corps de police, à l’instar des régimes autoritaires que nos élites exécraient officiellement. J’avais moi-même fait partie du lot : transféré de la direction anti-terroriste du défunt ministère de la Défense nationale à Ottawa où j’évitais de m’occuper de l’accueil des femmes de djihadistes, j’oeuvrais depuis lors à la division des Croissants du ministère québécois, en charge de la liaison avec les corps de police des enclaves issues de la diversité. C’était les Français qui avaient inventé le concept quelques années auparavant : incapables de maintenir l’intégrité du territoire national face à des quartiers qui faisaient sécession, la République leur avait concédé le statut de Croissant à défaut de Califat que les habitants revendiquaient, un terme un peu trop stigmatisant au goût de nos élus. L’ordre était assuré dans les limites des territoires par une police du Croissant recrutée localement au sein des caïds locaux qui assuraient autant la sécurité de leur communauté que la facilitation des trafics, d’armes et de stupéfiants en particulier. L’appropriation québécoise du concept s’était faite sans difficulté, puisque le modèle existait déjà avec les Corps de police des communautés autochtones. Bref, balayer du revers de la main l’expérience de quinze années en anti-terro à la fois extérieur et national sous prétexte de discrimination positive, ça me faisait mal au cul.

— Mes compétences ne sont donc pas en cause, n’est-pas ? avais-je tenté de me rassurer, regrettant immédiatement ma question devant l’air faussement attristé de la gestionnaire du troupeau.

— Pas directement. Cependant, tu ne vas pas bien en ce moment d’après ce que je lis.

Elle venait de faire glisser devant elle une fiche d’évaluation du Citipass. J’avais reconnu en entête le logo du HealthPass, l’application de santé. D’après mon expérience, on aurait plutôt dû l’appeler Hell’s Pass, la porte de l’enfer.

— Ce rapport m’indique que tu es pas mal déprimé, non ? Cinquante-six pour cent seulement sur l’identification faciale, soixante-trois sur l’utilisation du clavier, cinquante-neuf sur les émoticones. As-tu pensé à consulter ?

Je m’étais souvenu des premières études d’Apple sur la détection des troubles de l’humeur, opportunément cachées sous un prétexte de recherche des signes précurseurs de déclin cognitif chez les personnes âgées. L’application Santé de l’époque moulinait les données recueillies sur l’activité physique, le sommeil, la façon de taper sur le clavier, les mots ou signes employés, ainsi que les expressions du visage récupérées par la caméra frontale du téléphone. Dans un premier temps, l’application n’avait fait qu’avertir le propriétaire de potentielles altérations, puis, rapidement intégrée au Citipass, s’était retrouvée en entier aspirée dans la base de données gouvernementale sous l’identifiant unique de chaque individu. Évidemment, les employeurs avaient immédiatement milité pour avoir accès à cette mine d’informations, que le gouvernement partagea sans attendre dans un souci d’équité et de transparence, voire sous contrainte selon certaines mauvaises langues puisque le système avait justement été développé par un partenariat Apple/biotech/universités qui en détenait toujours les codes. Pour ma part, à la fois blanc et dépressif, j’étais fait.

— Comme tu as pu le voir, ton Citipass d’accès a déjà été désactivé, avait annoncé la brune devant mon silence, d’un ton laissant transparaitre qu’elle se foutait royalement de ma réponse.

Ni la couleur ambrée du Canadian Club ni la brûlure que le troisième verre laissait au fond de ma gorge n’arrivaient à faire passer l’idée que ma carrière était probablement foutue. Au mieux, mon dossier gouvernemental indiquerait que j’avais été congédié pour des raisons de diversité, ce qui me laisserait peut-être une chance de réinsertion dans des structures embauchant quelques rares oppresseurs hétérosexuels dans la cinquantaine, au pire pour raison psychiatrique, ce qui mettrait une croix définitive sur mon avenir professionnel dans l’administration et les grosses boites. Dès ma sortie du bâtiment officiel, les bras chargés de mon carton, j’avais contacté un avocat de l’emploi — le droit du travail ayant disparu depuis longtemps — qui m’avait laconiquement annoncé qu’il ne pouvait rien faire pour moi. En dernier recours, j’avais appelé Laura en espérant qu’elle me remonte le moral. 

— Mon pauvre lapin ! s’était-elle exclamée d’une voix qui semblait donner raison au système au détriment de l’individu, fut-il son conjoint. Ce soir, on fera l’amour pour te détendre, tu verras, après ça ira. Je suis sûre que tu vas rebondir…

J’avais raccroché enragé, sa proposition m’excitant autant que la perspective d’un karaoke devant DisneyPlay, l’application vidéo pour enfant du Citipass, de toute façon interdite aux plus de dix-huit ans dans le cadre de la politique de lutte contre la pédophilie. J’étais donc rentré chez moi dépité, tâchant de me consoler à grandes lampées de whisky à base d’orge malté. En vain, bien que mon Citipass m’avertit bientôt que des points de crédit social venaient de m’être accordés en compensation de mon licenciement. L’écran de l’application me proposait de les sauvegarder en banque, de les créditer dans l’une des sous-applications du système — la liste de priorité pour l’emploi, proposait-il —, voire en alcool, tabac ou cannabis à la STACQ. Encore indécis, je demandais une mise en attente et passais au message suivant qui avait le plaisir de me confirmer mon admission immédiate au Revenu universel d’intégration, quelques centaines de dollars versés chaque quinzaine jusqu’à ce que je retrouve un emploi. Je grimaçais amèrement en constatant mon retour, comme les aspirants-citoyens issus de l’immigration, au RUI et à la couverture santé automatique dans un système public industrialisé, incapable de prendre en charge les malades dans des délais raisonnables. J’en vins immédiatement à regretter qu’en tant que blanc non-immigrant, je n’aie pas droit à l’exemption judiciaire des deux premiers crimes. 

Si ça avait été le cas, j’aurais certainement extériorisé ma frustration de mâle dominant en prenant un certain plaisir, pour ne pas dire un plaisir certain, à aller effacer l’atroce sourire condescendant que m’avait accordé la très intègre Natalie Mussolini en guise d’ultime adieu.

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