Citipass, épisode 2
Laura entra dans le salon en se traînant sur ses chaussettes. Dans une main, elle tenait une tasse de thé Chine Royale équitable infusé dans un sachet de flanelle de bambou et, dans l’autre, le dernier numéro de Psycholibre dont l’orthodoxie du titre, « Homvulation, la fin d’une injustice », m’arracha une grimace désabusée.
— Qu’est-ce que tu lis ? me demanda-t-elle distraitement.
— Un roman noir, « Venissieux Express ». C’est le dernier de Laurent Brotenoë.
Elle s’arrêta d’un coup et afficha son habituel air offusqué, comme à chaque fois que mon comportement heurtait ses sacro-saints principes wokressistes. Prêt à me faire tancer, je posais calmement ma liseuse pirate sur la table basse du salon.
— Stan, arrête avec tes expressions has been. Ça fait longtemps qu’il n’y a plus de roman noir ou de café noir, depuis l’amendement Trudeau que tu fais semblant d’ignorer.
J’hésitais un instant à rebondir sur le roman subversif acquis en dehors de la bibliothèque des livres autorisés du Citipass, c’est-à-dire « au noir » ne lui en déplaise, mais optais finalement pour le breuvage.
— Tu préfères que je dise « café hôtesse de l’air » ?
En apnée et les pommettes soudainement enflammées, elle me fusilla du regard en anticipant une allusion assurément déplacée. La belle me connaissait bien.
— Allongé et sans rien, précisais-je.
Laura allait me décocher une rafale pédagogique de son cru lorsque son Citipass l’avertit d’une augmentation inattendue de son rythme cardiaque en l’absence d’activité physique programmée. L’application était prête à déclencher les secours, c’est-à-dire envoyer au 911 le contenu de son carnet de santé, son relevé électrocardiographique en direct ainsi que sa position, l’étage et le code pour accéder à l’immeuble. Ma blonde déclina l’alarme d’un tap sur son iPhone à écran pliable.
— Un verre ? proposais-je à contrecoeur, histoire de détendre l’atmosphère. J’ai fait une heure de queue à la STACQ pour ce merveilleux Bordeaux premier prix à vingt-six dollars taxes incluses…
La STACQ, source aussi unique qu’indispensable des psychotropes récréatifs. Depuis les profits colossaux engrangés sur le dos des confinés de 2020, le gouvernement avait compris tout l’intérêt d’en nationaliser l’intégralité de l’approvisionnement et de la distribution. Ainsi, l’historique Société des alcools du Québec (la SAQ), qui avait dans un premier temps accueilli la Société québécoise du cannabis (la SQDC), fusionna rapidement avec Québec Tabac, devenant de fait la STACQ. Le ministre des Finances se réjouissait régulièrement des excellents résultats de ce monopole provincial, tandis que les files de clients ne cessaient de s’allonger pour s’approvisionner en drogues légales vendues à des prix indécents. Piètre consolation, mon achat m’avait rapporté vingt-six points sur Ludopass, l’application de loisir de Citipass, que je pourrai utiliser non seulement à la STACQ, mais également transférer au bowling, au parc d’attraction de La Ronde ou encore au cinéma. En résumé, des endroits où je n’allais jamais puisqu’il fallait justement y présenter son Citipass. J’avais lu qu’une famille s’était une fois vue refuser l’entrée dans l’un des parcs régionaux de la SEPAQ car l’application du petit mentionnait une allergie aux graminées traitée par Claritin. « Principe de précaution », avait argumenté la préposée aux accès, ce à quoi j’aurais certainement répondu par une vieille injure bien sexiste qui m’aurait valu, à titre d’amende, une rétrogradation sur la liste de priorité médicale. Je préférais donc m’abstenir de fréquenter ces lieux contrôlés en vertu d’un élémentaire, mais non moins nécessaire, principe de prudence.
— Tu vois, se réjouit une Laura qui avait retrouvé son calme après s’être effondrée sur les coussins moelleux du sofa, on peut encore boire, fumer et baiser librement. Je ne comprends pas cette attitude réactionnaire que tu te plais à afficher. Je me demande même si tu n’en fais pas, au-delà de toute réflexion constructive, une simple question de principe.
— Certainement pas, dis-je calmement en dévissant le bouchon de la bouteille de rouge avant d’en renifler le contenu avec méfiance. Ce Citipass, qui vient encore une fois de te rappeler à l’ordre, c’est justement la preuve même de la fin de nos trois libertés fondamentales.
— Tu m’en diras tant. Vas-y, surprends-moi…
— Eh bien, le temps en premier lieu : il te dérange en permanence pour t’inciter à manger à heures fixes, à boire régulièrement, à faire des nuits réparatrices de six heures, mais pas plus, ou te demander de presser le pas parce que marcher à moins de cinq kilomètres à l’heure reste dangereusement sub-productif. Manquerait plus qu’il étende les rappels d’anniversaire à ton cercle relationnel élargi, y compris la banquière et le gars de la laverie, ces quasi-inconnus qui t’accuseront bientôt de nuisance sociale si tu as le malheur de les négliger ce jour-là.
— Tu exagères un peu, mais vois-y les aspects positifs : on n’a plus à optimiser le temps, le système le fait pour nous.
— Justement, j’aurais bien envie de flâner vers mes rendez-vous ou de débarquer au resto sans avoir réservé. Sauf que je ne peux même pas faire taire ce foutu système à cause de l’obligation légale de géolocalisation permanente qui assure prétendument ma sécurité personnelle. Et tu sais comme moi que si je « choisis librement » — comme dit la propagande — de l’éteindre, les flics débarqueront dans les dix minutes qui suivent pour me rappeler à l’ordre ou, plus officiellement, pour s’assurer que je ne suis pas victime d’une rencontre non consentie.
C’est comme cela que s’appelaient désormais les atteintes criminelles aux personnes, depuis que la justice avait statué que les termes agression et viol renvoyaient à une opposition agresseur/victime discriminatoire. Dans le même ordre d’idée, le cambriolage était devenu un emprunt non consenti.
— En deuxième lieu, poursuivais-je, l’espace. Et je ne te parle pas seulement de l’espace physique, mais aussi et surtout de l’espace mental. Celui du doute, de l’incertain, du risque. Celui des questionnements, des hypothèses et des tentatives. Celui qui alimente les débats, qui fait réfléchir ensemble et avancer. Bref, celui qui n’est pas en permanence codifié par un algorithme aussi envahissant qu’inhumain qui m’impose, pour d’obscures raisons de santé ou de conscience climatique, je ne sais plus trop, jusqu’à la température de l’eau de ma douche…
— Je n’en vois pas bien l’utilité, dit Laura avec une moue perplexe. Tout est maintenant basé sur la science, non ? Tout est rationnel, pesé, pensé dans l’intérêt général. Tiens, par exemple, le Citipass est capable de lisser au mieux les admissions à l’hôpital afin de ne pas surcharger les services. Il y a un parfois un certain retard, je te l’accorde, mais on est finalement mieux pris en charge.
« Un certain retard », j’admirais la litote : neuf mois d’attente pour une mammographie, le double pour une prothèse de la hanche.
— Super, maugréais-je, le patient devenu la seule et unique variable d’ajustement d’un système de santé moribond, ça fait rêver… Quant à la science, je te rappelle qu’elle s’est historiquement construite sur la remise en question des dogmes, pas sur le conformisme. Ce n’est pas Galilée, Copernic ou Einstein qui diront le contraire.
— Mais Stan, l’Afrique, le Moyen-Orient, la Corée du Nord, reconnais quand même la chance que nous avons de vivre dans nos sociétés occidentales. Tous ces aspirants-citoyens qui débarquent chez nous, c’en est bien la preuve !
— Et se comparer toujours à pire, c’est une bonne excuse pour ne plus s’émouvoir de rien…
Tandis que Laura faisait passer mon argumentaire avec une gorgée de vin, je soupirais de dépit en évitant de renchérir sur le revenu minimum, la couverture médicale gratuite et l’exonération judiciaire des deux premiers crimes offerts automatiquement aux hordes de réfugiés politiques, sanitaires ou environnementaux qui ajoutaient à la richesse de notre multiculturalisme heureux.
— Tu parlais de trois libertés…
Laura me lança un regard interrogateur par-dessus son verre à pied. Des axes de libertés, j’en comptais bien trois, mais doutais qu’elle eut apprécié de discuter du dernier. C’était celui, désormais agonisant, du libre arbitre, de la responsabilité individuelle, du j’m’en-foutisme. Celui qui m’autoriserait à prendre n’importe quel avion pour n’importe quelle destination sur un coup de tête, sans me soucier de mon crédit carbone. Celui grâce auquel un enfant pourrait visiter un parc naturel sans devoir se frotter à une précaution érigée en principe dans une recherche absurde du risque zéro. Ou encore, celui qui me permettrait de foutre Laura à la porte de chez moi, sans qu’une plainte pour rupture relationnelle enregistrée immédiatement sur Citipass ne me la ramène, un sourire triomphant sur les lèvres, encadrée de deux policiers de la moitié de mon âge qui m’assommeraient d’une leçon de morale nauséabonde.
— Avoir le droit de broyer du noir ! m’écriais-je en écartant théâtralement les bras.
Ma blonde me jeta un regard désespéré et préféra se plonger dans Psycholibre en murmurant un « criss’ de sociopathe » que je pris soin d’ignorer. Je ne pouvais, en vérité, lui avouer que j’aurais largement préféré en rester au précurseur du Citipass qui m’avait tellement écoeuré lors de la Première pandémie : un pass sanitaire à l’ancienne, sur papier, avec un simple code QR qui n’intégrait encore ni mon séquençage ADN ni la date de ma dernière érection. En un mot, la liberté…
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