La guerre, c’est pas une aventure, c’est une maladie.

À cheval sur ma poitrine, le molosse m’écrasait de tout son poids, tandis que ses dix doigts que j’imaginais galvanisés par la haine m’enserraient la gorge au point d’éjecter mes yeux de leurs orbites. S’il n’avait pas porté de cagoule, j’étais certain qu’il m’aurait bavé dessus, vu les grognements de rage et d’acharnement qu’il poussait. Il me secouait régulièrement la tête comme un prunier, mon crâne résonnant à chaque impact contre le sol de terre battue à peine éclairé par un rayon de lune. L’improbable lumière provenait d’un semblant de fenêtre grossièrement découpé à la roquette dans le mur de ciment. 

Pour ma part, j’avais tenté de le retourner en soulevant le bassin, sans succès. Il devait peser deux fois mon poids avec le gilet tactique et mes talons qui glissaient sur le sol gelé n’aidaient en rien. J’avais ensuite tenté de m’arracher à sa poigne, sans succès. Ses bras contractés par l’effort s’avéraient aussi solides que deux pylônes cousus dans les manches de toile de sa veste de combat. Il puait la transpiration, ou plutôt un mélange âcre de sueur, de crasse et de graisse d’arme à feu. En désespoir de cause, je lui avais saisi les poignets et me tortillais comme un ver dans une chorégraphie aussi inutile que certainement ridicule vue de l’extérieur. Le combat du lion contre l’antilope.

Je m’étonnais de conserver un semblant de discernement, peut-être était-ce un effet de l’hypoxie. Vaincu par avance, mon cerveau devait trouver plus agréable de délirer sur le passé que de faire le décompte des dernières secondes qu’il lui restait à vivre. 

Comment ça avait commencé, déjà ? Ah oui… D’abord, une assourdissante détonation qui contrasta étrangement avec les rafales d’arme automatique que j’avais entendues au loin, étouffées par les bourrasques de neige. Ensuite, le quintal d’os, de muscles et d’équipement militaire qui me projetait comme un fétu de paille contre le mur à moitié écroulé. Survint alors le coup de coude en pleine gueule, celui qui m’avait sûrement fait sauter plusieurs dents. Ma tête s’était dévissée et j’avais à moitié perdu connaissance au moment où ma bouche se remplissait de mon propre sang. Comme un haltérophile, le gars me souleva enfin à deux mains dans un beuglement de bête et me jeta à terre. C’était la première fois que j’entendais mon crâne frapper le sol aussi sèchement, les graviers lacérant mon cuir chevelu. J’avais cherché des yeux mon binôme, dans un dernier appel à l’aide. Il était allongé par terre, lui aussi, immobile. Les yeux grands ouverts, il avait désormais tout loisir de me regarder me faire défoncer. Sa mâchoire arrachée par le projectile blindé lui faisait un sourire triste.

Si j’en étais arrivé à devoir mourir sur un sol étranger en contemplant un cadavre ami, je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même et me détestais soudain d’avoir avalé ces couleuvres de guerre humanitaire. J’aurais dû prêter attention au message de l’Ancien. Mieux, j’aurais dû l’écouter. 

— Tu sais ce qu’a dit Garibaldi à ses forces révolutionnaires à Rome ?

— Je ne sais pas… L’Italie a besoin de vous ?

J’avais rempli ma bouche d’un fond de vodka de contrebande que je recrachais par petits jets saccadés en direction du feu de camp. Finalement, je ne faisais rien de plus que d’imiter les Russes en alimentant le brasier. « Bataille et mort… » fut tout ce que j’entendis de sa réponse, un orgueil déplacé de néophyte me rendant sourd à l’ensemble du propos. Désormais habillé d’un treillis camouflé un peu trop grand pour moi, la Kalach qu’on m’avait confiée posée contre ma cuisse, j’étais sûr et certain d’être prêt à l’affrontement. On m’avait brièvement entrainé pour ça, physiquement et mentalement. Enfin, c’est ce que j’avais crû, après que notre instructeur de corps-à-corps s’était dit satisfait de nos exercices « au plus près de la réalité du combat ». Dans les faits, on en était loin. Je m’étais pissé dessus quand le molosse m’était rentré dedans de tout son poids, de toute sa détermination. Et la vigueur avec laquelle il comptait maintenant m’ôter la vie n’avait plus grand chose à voir avec l’étranglement soi-disant commando que mon binôme et moi avions maintes fois répété.

— Churchill a repris la citation à son compte, continua l’Ancien.

— Oui, je connais : « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ». Mai 1940, contre l’Allemagne nazie.

— Exact. Es-tu certain que c’est ça que tu veux pour ta vie ? La guerre, c’est pas une aventure, c’est une maladie.

« Ce vieux con cite Saint-Ex ! », m’étais-je dit, en crachant un nouveau jet de vodka entre mes dents. Ravivées, les flammes montèrent vers le ciel nocturne dans un souffle. Un souffle de mort, comme celui que nous allions infliger à ceux d’en face. Évidemment que c’est ça que je voulais, que nous voulions tous. Certains nous qualifiaient de mercenaires, j’y préférais le terme d’humanitaires. D’un nouveau genre, certes, mais la fin justifiait les moyens. Et puis, ce n’était pas comme s’il n’y avait pas eu de précédents historiques avec les Templiers, les Hospitaliers et les Teutoniques. On était juste un nouveau genre de preux chevaliers.

Quelques jours sur le terrain m’avaient fait saisir le vrai sens du mot labeur. La vie rustique du combattant, sans cesse aux aguets. Le lit en asphalte ou en ciment, au mieux en terre meuble. Les nuits systématiquement interrompues par les tours de garde, les alertes ou les déplacements tactiques. La sempiternelle bouffe immangeable et la rareté de l’eau potable, quand elle n’était pas glacée. On avait été prévenus, et on avait déjà vu ça dans les films de guerre, lorsque les héros ont froid, faim, peur ou mal. Sauf que ni les dents qui claquent à cause des vêtements trempés battus par un vent glacial, ni les ampoules sanguinolentes qui continuent de frotter contre le cuir de la chaussure de combat, ni les chiasses que l’on se tape à cause de l’eau chlorée à peine buvable ne disparaissent à la scène suivante. Ici, on subit tout, tout en même temps, tout le temps. 

La réalité du mot sueur, aussi. Nos vêtements empestaient, et nos bouches tout autant. La crasse sur nos visages, on la nettoyait parfois dans une flaque d’eau saumâtre. Le poids de nos équipements nous faisait transpirer à chaque déplacement épuisant en combat urbain, pliés en deux, par bonds successifs. On suait à chaque rafale, à chaque explosion, à chaque réveil nocturne, on suait même lorsqu’on se gelait le cul. Il arrivait qu’on sue en plein rêve. La dernière fois que je m’étais sommairement lavé, c’était avec de la neige fondue.

Des larmes, j’en avais plein les yeux. J’aurais préféré que ce fut des larmes de haine, mais c’était des larmes de trouille. Trouille de la mort et des mystères de l’au-delà, trouille d’abandonner mes parents à qui j’avais promis de revenir, trouille de ne jamais pouvoir me photographier en vainqueur, m’essuyant les pieds sur le drapeau blanc, bleu et rouge. Des larmes de honte, aussi, de ne pouvoir résister au molosse, le faire céder, l’allonger définitivement comme il l’avait fait d’une seule balle dans le visage de mon binôme. J’étais arrivé invincible, mon court séjour avait davantage été souffrance qu’enthousiasme, et j’allais terminer en position de soumission totale, les yeux exorbités, le larynx écrasé, la langue bleue. Peut-être que je banderai comme les pendus en guise d’ultime insulte, ce serait déjà ça. 

Restait le sang, celui du goût métallique dans ma bouche, celui qui se figeait déjà sur les restes du visage de mon camarade. Le molosse ne saignait pas, lui, et c’était injuste. Alors, hors de question que ça finisse comme ça. 

Dans un ultime effort, je lâchais ses poignets à la recherche d’un quelconque objet me permettant de lui défoncer le crâne. L’apnée devenait insupportable, ma langue sèche comme du carton râpait mon palais, mes poumons me brûlaient, ma tête s’agitait dans tous les sens en ravivant les déchirures à l’arrière de mon crâne. 

À gauche, un mousqueton vissé à sa veste, que je ne parviendrai sans doute jamais à détacher dans les temps. À droite, plus bas, une poignée carrée et striée dans un étui fixé à sa cuisse. Pris d’un espoir soudain, mes doigts engourdis libérèrent la pression de retenue et sortirent l’arme du fourreau. Le temps allait manquer, mais je m’assurais de la fermeté de ma prise avant d’enfoncer la lame sous le gilet tactique du molosse, du bas vers le haut. Ses doigts libérèrent instantanément mon cou, mais il ne cria même pas. Une grande goulée d’air glacé ventila mon cerveau. Je ressortais l’arme et la replongeais de tout son long au même endroit, dans son flanc, avec un mouvement de torsion pour faire le maximum de dégâts, comme je l’avais appris. Cette fois-ci, je l’entendis couiner comme un goret qu’on trucide. Il roula sur le côté tandis que ma cage thoracique reprenait sa forme initiale. Je lâchais le Katran souillé du sang de l’ennemi.

Mon cœur battait la chamade, j’étais épuisé. En position fœtale, le molosse comprimait tant bien que mal son abdomen déchiré de ses deux mains gantées. Il respirait maintenant par saccades, un panache de buée à la fois. Il me sembla qu’il s’était mis à pleurer. J’imaginais que c’était de désespoir, parce que l’antilope venait de se faire le lion. Ou peut-être de trouille, comme moi un bref instant auparavant, face à la perspective de l’inéluctable. 

J’eus la nausée en croisant son regard vide. Nos aisselles avaient dégouliné sous l’intensité de l’affrontement, on puait le phoque autant l’un que l’autre. Lui aussi avait dû boire de l’eau dégueulasse et se vider maladroitement accroupi dans un caniveau, mais ce n’était pas ces quelques ressemblances qui me bouleversaient.

Du labeur, de la sueur, du sang et pour finir des larmes, on était maintenant à égalité. 

C’était qu’en le plantant, j’étais devenu lui et qu’une part irrécupérable de moi-même était en train de mourir sous mes yeux.