Femme meurtrie, à moitié dans ton lit

Lila venait de s’enfiler un premier verre de vin bien tassé comme s’il s’était agi de kombucha et s’en resservait déjà un autre d’une main mal assurée. Assis face à elle dans un profond fauteuil de cuir, je faisais machinalement tourner les quelques résidus de glaçons qui surnageaient dans un fond de vodka en la détaillant de la ceinture au sommet des cheveux. Par chance, je n’identifiais ni chemise à manches longues dissimulant des ecchymoses sur ses avant-bras ni verres fumés masquant un ignoble œil au beurre noir. Elle arborait également un ample décolleté s’ouvrant outrageusement sur une gorge sans hématome. Pour une fois.

— Tu connais ces thermomètres de levée de fonds, lorsque le mercure coloré monte au fur et à mesure des dons ? Eh bien, s’il existait un thermomètre des vies de merde, mon mercure aurait fait exploser le tube depuis des lustres !

Par habitude, je ne répondais pas immédiatement. Lorsqu’elle se pointait comme ça, sans prévenir et au milieu de la nuit en irradiant autant d’énergie négative qu’une centrale nucléaire sur le déclin, je jugeais plus prudent de la laisser ventiler pendant un long moment avant de dire quoi que ce soit. De toute façon, je connaissais l’histoire avant même qu’elle ne me la raconte. C’était toujours la même histoire.

— Et ce n’est pas qu’avec l’autre, tu vois ? Au boulot aussi, c’est l’enfer… Les associés qui me parlent comme à une demeurée, des échéances impossibles à tenir, et je ne te parle pas des remarques sexistes à la con qui les font beaucoup rire.

Elle me jeta un coup d’œil en coin comme si elle attendait une invitation à poursuivre avant d’imiter les associés d’une voix nasillarde de dessin animé.

Tiens, t’as mis une jolie robe pour qu’on s’attarde pas trop sur ce que t’as à dire ?

Je haussais les sourcils en attendant que l’orage passe. D’après mon expérience, ça n’allait pas tarder, ses lèvres tremblaient déjà.

— Regarde-moi bien. Je ne suis qu’un putain de monstrueux échec, parvint-elle à lâcher avant d’éclater en sanglots.

Voilà, on y était… J’allais m’asseoir à ses côtés et la laissais inonder mon épaule de ses larmes pendant de longues minutes. Bientôt, elle allait renifler, s’essuyer les yeux d’un revers de main, s’excuser en se dirigeant vers la cuisine pour attraper un mouchoir puis revenir à mes côtés en lâchant un « De toute façon, tu ne peux pas comprendre ! » ou quelque autre amabilité du même acabit. La porte d’entrée claquerait une seconde plus tard, le temps qu’elle attrape son manteau.

— Allez, dis-le que je ne suis qu’une grosse merde ! gémit-elle en se rasseyant.

Elle tamponnait ses yeux bouffis avec le carré de papier dans lequel elle venait de se moucher.

— Grosse, sûrement pas… plaisantais-je, histoire d’alléger un peu l’ambiance. Pour le reste…

Je ne comptais plus le nombre de fois où Lila s’était pointée sans prévenir, ou en me textant, dans le meilleur des cas, un « Faut que je te vois maintenant » à des heures indues. Tremblante et gesticulante, elle tempêtait, rageait, hurlait pendant de longues minutes avant de s’effondrer en pleurs. Et elle repartait sur un coup de tête, comme elle était venue, après m’avoir affirmé péremptoirement qu’il n’existait, alors que je tentais tant bien que mal d’en placer une pour lui prouver le contraire, aucune porte de sortie à son quotidien bien moisi.

— Eh bien vas-y, fais-moi la leçon ! s’emporta-t-elle en croisant brutalement les bras sur sa poitrine tandis que le rose lui montait au joues. L’émotion sans doute, le vin peut-être.

— Je suis désolé de me répéter, dis-je calmement, mais plutôt que l’une des trois solutions classiques qui s’offrent face à un problème — accepter, corriger ou déserter —, tu choisis toujours la quatrième, te plaindre. Et c’est pas nouveau…

— Si je me plains autant, c’est parce que mon problème n’a pas de solution…

— C’est faux et tu le sais. Seulement, tu préfères subir. Tu préfères subir parce que tu as une trouille bleue des choix que tu pourrais faire. Tu préfères rester avec ton mec quitte à te prendre des torgnoles, comme tu préfères persister à te faire humilier plutôt que de te trouver un vrai boulot. Et soit dit en passant, tu vaux beaucoup mieux que ça…

— Y’a pas beaucoup de boulot dans ma branche avec mon salaire actuel…

— Eh bien, prends-en un moins bien payé.

— Je ne pourrai plus payer ma maison.

— Dans ce cas, déménage.

— Tu rigoles ? D’un, ça coûte une blinde dans le secteur et de deux, je ne suis pas toute seule, je te rappelle.

— Alors, barre-toi, va ailleurs.

— T’es drôle, toi ! Mais où ? Dans un endroit où je ne connais personne ? Genre programme de protection des témoins du FBI où je recommence tout à zéro ?

— Dans un endroit qui te plaira, là où tu te feras de nouveaux amis et où tu trouveras un nouveau mec. Je ne sais pas moi, la mer, la montagne, la campagne, c’est pas les villes qui manquent…

Elle ouvrit la bouche et la referma sans rien dire. Je me réjouissais de cette joute verbale aussi opportune qu’inattendue, en espérant pour une fois avoir le temps de la convaincre de l’absurdité à se complaire dans une misérable relation sentimentale et un emploi de bureau dégradant. La vie est trop courte pour perdre son temps avec des sots, avait déjà tranché Christine de Suède.

— Je ne peux pas le quitter…

— Ah oui ? Pourquoi ?

— T’es con ou quoi ? Ça fait trop longtemps qu’on est ensemble pour que je remette tout en question. Nos familles, nos amis, c’est trop compliqué…

— Tu l’aimes ?

Lila fronça les sourcils comme si la question au demeurant basique nécessitait une intense réflexion.

— Disons qu’il m’attendrit malgré tout. Et il a besoin de moi. Ce n’est pas facile pour lui non plus, tu sais, il lutte au quotidien contre ses propres démons. Non, j’aurais l’impression de l’abandonner.

— Donc, tu préfères prendre des coups…

— Non, je ne préfère pas, comme tu dis. Pour l’instant, c’est un moindre mal…

— C’est surtout une situation anormale à laquelle tu pourrais te soustraire, mais tu préfères subir. Tu me diras, c’est pratique…

— Comment ça pratique ? Y’a rien de pratique à se faire maltraiter, même si ça n’est pas si souvent.

— Non, c’est pas à ça que je pensais. Je me disais juste que choisir de subir, ça t’évite de te poser des questions. Tu joues la pauvre victime enfermée dans une prison que tu te crées toi-même, sauf qu’à l’inverse des prisons normales, c’est toi qui en a la clé. Femme meurtrie, à moitié dans ton lit, félicitations pour cette nouvelle version du dicton.

— OK, tu veux jouer à ça, alors allons-y : demain matin au petit-déj’, je lui annonce que je le quitte. Il va hurler, peut-être me gifler et sûrement se mettre à chialer. Il va balancer son assiette contre le mur, péter sa chaise, faire un tas de mes affaires et les balancer par la fenêtre. De rage, il va me prendre par le bras, me foutre dehors et voilà, je me retrouve sur le trottoir comme une conne. Je suis bien avancée, merci de tes conseils ! Et en plus, tu trouves ça drôle…

J’avais affiché un air amusé devant l’absurdité du scénario. Lila avait toujours eu un certain sens du tragique.

— Excuse-moi, mais je parle de choisir, pas de faire n’importe quoi. Tu peux prendre le temps d’organiser la transition puis, le jour où tu seras prête, lui annoncer que tu t’en vas.

— Sournoisement comme ça ? demanda-t-elle d’un air perplexe.

— Non, prudemment comme ça… Je t’ai déjà parlé de cette autre Adélaïde ?

— Jamais. La seule Adélaïde que je connaisse, c’est moi.

— C’est une psychiatre, déportée en 1943 à Auschwitz parce qu’elle choisit de porter assistance aux familles juives. Une fois là-bas, au péril de sa vie, elle refuse de collaborer aux expériences médicales de Wirths et autres Mengele, et prend le risque de modifier ses diagnostics pour éviter la chambre à gaz aux détenus les plus fragiles. À la Libération, elle préfère rester sur place pour soigner les malades jusqu’à leur rapatriement. Enfin, en 1988, se sachant atteinte de la maladie de Parkinson, elle choisit de mettre fin à ses jours.

Lila s’était penchée vers moi et me fixait maintenant d’un regard trouble, un signe infaillible que j’avais bien fait de choisir mes verbes avec soin.

— Crois-tu, murmura-t-elle après quelques secondes de silence, que nos vies de merde ont quelque chose à voir avec nos prénoms ?

J’éclatais de rire. C’était du Lila tout craché.

— J’en doute ! En revanche, elle a laissé dans ses Mémoires une citation qui t’irait comme un gant. Écoute ça : J’ai vaincu les épreuves de la vie en remplaçant tous les « Oui, mais » par des « Oui, donc »…

Dans les faits, j’ignorais si Adélaïde Hautval avait jamais écrit de Mémoires et espérais qu’elle ne m’en voudrait pas trop de lui attribuer à titre posthume une citation récupérée de Psychologie Magazine. Je prenais ça comme un coup de pouce bienvenu d’une Adélaïde à une autre qui, je devais me l’avouer avec quelque enthousiasme dissimulé, semblait faire son effet.

Lila n’était pas partie en trombe sur une remarque fielleuse, son manteau trainant par terre. Cette nuit, renversée dans le sofa, elle faisait distraitement tourner son verre à pied entre ses doigts, le regard perdu quelque part entre son couple, son travail et les fumées de Birkenau.

En tout cas, c’était comme ça que j’interprétais cet énigmatique sourire tranquille que je voyais, pour la première fois, flotter sur ses lèvres.