Tireuse d’élite

Un vent atroce balayait le plateau rocailleux où les deux formes immobiles avaient couvert leur visage d’un chèche et de lunettes pour se protéger des tourbillons de sable. Allongée depuis des heures sous un soleil de plomb qui lui cuisait le dos, la tireuse d’élite avait l’œil vissé sur l’optique du fusil de précision calibre cinquante dirigé vers le minuscule hameau en briques de boue. La dernière bourrasque, plus violente que les autres, venait de lui faire comprendre qu’ils pouvaient abandonner tout espoir d’une confortable récupération par hélicoptère.

Les yeux collés à d’énormes jumelles, son spotter lui mit un discret coup de coude puis pointa du doigt une silhouette qui venait de se découper dans une porte à plusieurs centaines de mètres. L’opératrice tourna imperceptiblement le fusil pour placer le point central de sa lunette sur la tête de l’homme qui s’évanouissait régulièrement derrière les rafales de sable. La taille et la corpulence semblaient correspondre, mais son visage était suffisamment dissimulé sous un keffieh beige pour qu’il subsiste un doute sur son identité. Le spotter confirma d’une voix agacée la distance de la cible, la vitesse et la direction du vent. Pour lui, les consignes reçues en matinée étaient limpides : une fois identifié, l’hostile devait être abattu coûte que coûte, et c’était bien ce qui clochait.

Quelques heures auparavant, l’opératrice n’avait pu se résigner au tir fatal après que le binôme eut identifié une silhouette similaire. Elle avait rapporté ses doutes par radio et le centre de contrôle lui avait sèchement rappelé ce que l’on attendait d’elle : compte tenu du contexte, elle était autorisée à ne pas être certaine à cent pour cent, presque sûre faisait l’affaire. Si l’homme n’était pas le bon, ce serait ennuyeux, mais on recommencerait plus tard. On lui laissa même entendre que si elle ne le sentait pas, elle pourrait avantageusement être remplacé à l’avenir par un autre opérateur qui, lui, n’aurait pas d’état d’âme. Elle avait hésité suffisamment longtemps pour que l’homme disparaisse définitivement par l’une des étroites ruelles.

Alors que la silhouette se baissait pour parler à l’oreille d’un enfant vêtu de guenilles, le keffieh glissa, dévoilant une barbe grise. Une barbe grise comme celle de l’hostile, mais l’opératrice aurait aussi voulu voir la balafre pour être vraiment certaine. Le spotter lui mit un coup de coude dans les côtes, son regard irrité l’interrogeant en silence sur ce qu’elle foutait. Allez, grommela-t-elle, montre-toi, merde ! Comme pour la défier, l’homme se tourna alors, mais de dos. Elle ne voyait plus rien de son visage, c’était l’arrière de son crâne qui s’alignait maintenant au centre du viseur. Un crâne qu’on lui ordonnait de faire exploser comme une vulgaire coquille d’œuf. Son doigt glissa vers le bas et se posa sur la queue de détente. Elle inspira lentement, comme pour gagner quelques précieuses secondes, priant pour que la cible dévoile enfin son visage. Elle retint un instant sa respiration puis expira lentement. Le bout de son doigt s’appesantit sur la languette de métal. Elle sentait le regard pesant du spotter sur elle, comme s’il la croyait incapable d’aller au bout. Elle se demandait encore si, dans un instant, une détonation déchirante allait trouer l’air tandis que son épaule droite subirait l’assaut de la crosse. L’homme ne bougeait toujours pas, l’idiot. Le spotter revint à ses jumelles et suspendit le tir d’un geste. La tireuse finit d’expirer, soulagée. Il lui désigna alors une voiture qui venait de s’arrêter dans un nuage de poussière. Deux molosses en avaient bondi et encadraient la sortie d’un homme dont le visage disparaissait sous un keffieh. Même taille, même corpulence. Elle jura intérieurement tandis que le spotter confirmait la distance de la nouvelle cible, la vitesse et la direction du vent.

C’était à elle de choisir, et c’était maintenant.