Le pub était bondé et bruyant juste ce qu’il fallait, ça nous convenait bien. Trop calme, on aurait été obligé de discuter à voix basse pour éviter les oreilles indiscrètes. Trop animé, on aurait été contraint de parler exagérément fort pour s’entendre.
Antoine, Valentin et moi occupions trois chaises autour d’une petite table carrée au fond du bistrot, réunis une dernière fois pour commémorer un départ. C’est comme cela qu’on y pensait, sauf que ce genre de départ-là est toujours définitif. On en avait chacun connu plusieurs au cours de nos carrières respectives, souvent théâtralisés grâce au décorum, au drapeau tricolore sur le cercueil et à la musique jouant la Sonate n°2 opus 35 de Chopin, dite Marche funèbre. Celle qui glaçait les os même des plus endurcis, lorsqu’on réalisait qu’il s’en était parfois fallu de peu pour que, nous aussi, nous assistions à la cérémonie allongés sous le drapeau.
— On était ensemble au Liban dans les années 80, rappela Valentin avec un clin d’oeil à mon intention, et ça faisait rigoler les marins qu’on ait établi notre campement en bordure d’un cimetière anglais.
Je n’avais pu m’empêcher de sourire au souvenir de la défiance viscérale entre les marines des deux pays après que Napoléon eut renoncé à la conquête du Royaume-Uni, vaincu par une flotte britannique numériquement inférieure à la bataille de Trafalgar. Le rire gras d’Antoine résonnait à mes oreilles, j’avais du mal à l’imaginer jeune soldat. J’avais d’ailleurs du mal à m’imaginer moi-même jeune soldat lorsque je regardais les photos de l’époque.
Hugo, qui n’avait pu se joindre à nous, m’avait rappelé de ne pas oublier de boire à la santé de leur ancien régiment, ce que nous fîmes de bon cœur. Je repensais à Duke qui, de son habituel air jovial, m’avait un jour pris par le cou tout en tenant maladroitement une troisième bière qui avait débordé sur sa combinaison kaki : « Te rends-tu compte, quand même, qu’on fait un métier extraordinaire ? », avait-il lâché, des étoiles dans les yeux. C’est sans doute justement parce que l’on faisait un métier extraordinaire que les départs étaient tellement difficiles, surtout lorsqu’on les sentait injustes. On a souvent tendance à oublier que les militaires, s’ils sont entrainés à donner la mort, sont surtout prêts à la recevoir. Ça fait partie du métier et on l’accepte, sauf que l’accident bête, l’erreur d’inattention, ou, comme ce soir, la tumeur au cerveau, habillent le destin d’un insupportable fatalisme.
On a justement texté une photo de nous à Hugo, qui nous a répondu par un « Santé à tous les deux ! » malgré la nuit déjà pas mal avancée chez lui. Je me suis un instant demandé s’il était resté réveillé exprès, histoire d’être là lui aussi sans être là.
Je me remémorais un instant notre dernière rencontre, à Antoine et à moi, sur les rives du Golfe Persique. Il faisait beau, il faisait chaud, la nourriture était délicieuse et l’on avait beaucoup ri. C’est là qu’il m’avait présenté ce gars qui faisait le même boulot que moi, mais pour les Anglais. On n’avait pas reparlé de Trafalgar.
Perdu dans mes pensées, j’avais failli rater Valentin qui levait sa bière rousse en notre honneur à tous les trois.
— Allez, à Antoine !
Je frappais son verre quelque peu ému en répétant l’hommage, réalisant tout à coup que la troisième chaise, celle que j’avais sous les yeux, serait désormais vide pour toujours.