Auteur au foyer

Comme souvent en pareilles circonstances, je m’ennuyais.

Assommé par l’habituelle cacophonie qui accompagnait ce genre de souper, j’avais jugé opportun d’accorder un peu de repos à mes neurones en les laissant divaguer vers des sujets d’actualité aussi passionnants que la recette de cette improbable soupe tiédasse ou la sculpture sur céréales panifiables. Je m’efforçais, en outre, de maintenir un sourire de façade dessiné sur mesure pour plaire à nos hôtes de la soirée dont je n’avais fait la connaissance que récemment. 

Des amis d’amis. 

Faute de parvenir à m’intéresser aux vigoureux échanges traitant de l’influence de la croissance motivationnelle sur la pyramide des besoins du capital humain, je m’appliquais donc à transformer la mie de pain que je triturais depuis un bon moment en une sphère éphémère des plus réussies. Ces joutes verbales, régulièrement alourdies d’un opaque charabia corporatif censé impressionner l’assistance, s’avéraient aussi exaltantes à mes yeux que la poésie vaillamment rédigée par la petite Clara à laquelle nous avions tous été contraints d’applaudir avec moult encouragements au moment de l’apéritif. Considérant le regard anxieux que m’avaient lancé ses parents, je m’étais imposé d’accorder à la prouesse infantile un hochement de tête indulgent. Ils avaient soupiré de soulagement à ma seule et brillante contribution à la soirée. 

Depuis de longues minutes, Jean-René se désespérait du nombre insultant de courriels stériles qu’il allait devoir traiter dès le lendemain matin dans son immense bureau de la place Ville-Marie. Quant à Sonia, elle nous jouait son habituel numéro d’équilibriste, consistant à se verser furtivement de larges rasades de Saint-Émilion Grand Cru 2016 dans un verre à pied visiblement poreux, tout en détournant notre attention sur l’horreur de son réveil du lundi avant l’aube pour attraper l’avion de Toronto. Elle buvait trop, le savait pertinemment, mais ne pouvait s’en empêcher. En sortant des toilettes où je m’étais accordé quelques minutes de silence et de recueillement loin des indicateurs de performance et autres convergences asymétriques, je l’avais involontairement surprise dans un bref conciliabule avec l’hôtesse de la soirée à propos de son couple devenu ben poche, comme elle l’avait résumé dans un hoquet aviné. Qu’ils soient au bureau ou en voyage ne changeait rien, elle et son mari enchaînaient des journées d’au moins douze heures, six jours sur sept : la maison avec piscine sur la rive sud, les deux voitures et l’école privée des héritiers avaient un coût. Je m’étais demandé quel retour sur investissement cette comptable professionnelle agréée — elle se gaussait de l’abréviation CPA — allait attribuer à son mariage après qu’il eut éclaté.

Du coin de l’œil, je me mis à observer Mélanie, la conjointe de Jean-René. Cachée derrière un visage fermé qui mettait exagérément en valeur son air fatigué, elle transformait méthodiquement sa serviette blanche en un tas de confettis savamment géométrique. On ne lui demandait rien à elle non plus, puisqu’elle n’avait évidemment rien d’intéressant à partager : sa vie ne s’articulait, en effet, qu’autour des contraintes des biberons à répétition du dernier, de la garderie bilingue du moyen et de l’école primaire de la plus grande. Nos regards se croisèrent et ses traits se détendirent d’un coup, comme si elle venait soudainement de reconnaître un visage amical. Je me penchais vers elle tandis qu’elle se fendait d’un sourire niais ressemblant étrangement au mien. 

— Je suis désolé que ta tentative de détourner la conversation sur l’expo Van Gogh n’ait pas eu d’effet…

Elle haussa les épaules d’un air résigné.

— J’ai l’habitude. As-tu remarqué qu’on ne me demande jamais comment se passent mes journées ?

Je lui adressais un clin d’œil bienveillant, ça me paraissait la moindre des choses entre gens dignes de désintérêt.

— Eh bien, dis-moi, comment se passent tes journées ?

Elle se fendit d’une grimace navrée devant ma question purement rhétorique.

— Rien de bien extraordinaire, tu sais, la routine.

À l’exception de ses traits tirés, elle ne laissait effectivement rien paraître d’un emploi du temps de parent au foyer dont j’avais bien opportunément choisi de me passer : les enfants m’étaient toujours apparus comme une aliénation incompréhensible s’installant dans la vie des adultes avec la bienveillance d’une épidémie de choléra. Demain, le temps que Jean-René réponde à son torrent de courriels et enchaîne cinq réunions aussi interminables qu’inutiles lui donnant heureusement l’occasion de se sentir indispensable, Mélanie aura bouclé trois allers-retours de dix kilomètres entre les écoles et la garderie, nettoyé six fois la même paire de fesses, fait face à la perte du Doudou de l’un et au besoin impérieux d’un crayon rose de l’autre tout en évitant qu’un début de rhume dégénère en pandémie familiale. De sa main libre, elle aura organisé la réception et l’installation du nouveau sofa, permis d’économiser quelques dollars sur le budget familial en renégociant avec le service à la clientèle du fournisseur internet et finalement assuré le renouvellement des passeports dans les temps pour partir en vacances. Elle n’aura évidemment pas eu l’occasion de se poser une seconde pour ouvrir le dernier roman qu’on lui avait offert — celui qui prenait la poussière en haut de la pile de ceux qu’elle n’avait pas lus non plus — ni de s’octroyer une bienheureuse parenthèse de musique classique en échange du concert, classique lui aussi, des habituelles pleurnicheries. Quant à l’exposition Van Gogh, elle n’en avait vu que l’affiche sur un arrêt de bus.

— Et toi ? me demanda-t-elle, en soulevant mécaniquement son verre à l’invitation de la tablée.

Je considérais un instant mon emploi du temps du lendemain : tandis que Sonia se sera arraché les cheveux à tenter d’optimiser l’adaptabilité globalisante à grand renfort d’eau pétillante, j’aurai lu en travers une thèse sur le cinéma américain comme outil d’influence, regardé deux reportages sur la magnétohydrodynamique, essayé de comprendre comment fonctionnent les masses négatives et la flèche du temps, fait connaissance avec les Sentinelles des îles Andaman, révisé l’accord du pluriel pour les couleurs, passé les cinquante mille premiers mots de ma dernière fiction au tamis du logiciel d’aide à la rédaction, corrigé les huit mille deux cent seize anomalies qu’il aura ciblées — foutue typographie — et, de ma main libre, revu les clauses du contrat proposé par l’éditeur. J’aurai aussi pondu deux mille nouveaux mots, peut-être trois si je suis inspiré. 

Trop content que quelqu’un me pose enfin la question, j’allais me fendre d’une réponse faussement humble d’écrivain en devenir lorsque je réalisais soudain que tout le monde se moquait autant de mon emploi du temps que de la météo de la veille. En refusant d’épiloguer sur ses activités domestiques, y compris avec moi, Mélanie venait involontairement de me faire prendre conscience que le menu de mes occupations quotidiennes ne valait pas une cenne face au toast ronflant que Sonia avait porté à la promotion de son mari au poste de vice-président principal. Un lamentable hommage par contumace, puisque l’intéressé s’était soustrait à la soirée en prétextant une bien opportune lombalgie dont personne n’était dupe : c’était un soir de match.

Je considérais un instant leurs mines réjouies et fut tenté d’effacer d’une rafale de mots bien choisis les sourires idiots que j’y voyais : Mélanie aurait maintes fois pu leur enfoncer bien profond, leur pyramide des besoins, elle qui ne prenait le temps ni de manger convenablement ni de dormir suffisamment sans que personne ne s’en émeuve jamais, mais je préférais finalement me raviser. Peut-être la sensation diffuse d’une certaine fatalité attachée à nos conditions respectives ou simplement un soupçon de lâcheté. J’optais finalement pour une réponse d’auteur au foyer, faite de quelques mots convenus qui firent naître sur les lèvres de Mélanie un discret sourire complice.

— Oh, rien de bien extraordinaire, tu sais, j’écris…

Ce texte a été soumis au Prix du récit Radio-Canada 2020.